Pièces à conviction sur les crèches : un reportage à charge sur les crèches privées qui fait « parler »

L’émission Pièces à conviction -diffusée hier soir à 23 h sur FR3 intitulée « Qui va garder mon enfant ? Enquête derrière les murs des crèches privées » était en fait une enquête à charge sur les entreprises de crèches qui dénonçait des pratiques inadmissibles mais de façon assez partielle et partiale.  Analyse et réactions sur un reportage, sans doute nécessaire mais contesté et contestable. Son principal mérite : mettre un coup de projecteur sur un secteur de la petite enfance dont on ne parle pas assez et sur le malaise de ses professionnels.

C’est un reportage à charge. Résolument à charge contre les crèches dites privées. Et comme tout travail à parti-pris délibéré, il perd un peu de sa force même si évidemment ce qu’il dénonce et montre est inadmissible. Et qu’il est juste de le dénoncer. Voir des professionnels au bord de la crise de nerfs, parce que pas assez nombreux, dépassés par les évènements et hurlant sur des enfants en pleurs n’est pas supportable. On est bien loin de la charte nationale de l’accueil du jeune enfant ! Mais comme la note dans sa tribune Julie Marty -Pichon, présidente de la FNEJE « je ne discréditerai jamais les professionnels de toutes ces structures, (…). »

Des pratiques exceptionnelles mais des difficultés communes à toutes les crèches quel que soit le gestionnaire
Mais on aurait aimé plus d’objectivité. Car ce reportage laisse à penser que ces pratiques à la limite de la « maltraitance » sont fréquentes, voire généralisées et qu’elles ne sont l’apanage que des crèches du secteur marchand. Ce qui est faux.
D’ailleurs lors du débat qui a suivi la diffusion de ce reportage, Christelle Dubos, la Secrétaire d’Etat auprès d'Agnès Buzyn chargée entre autres de la réforme des modes d’accueil a souligné que « les situations présentées sont inacceptables mais sans doute exceptionnelles. Néanmoins il faut les regarder en face ».
 
En revanche ce qui n’est pas exceptionnel, c’est sans doute la fatigue et le stress des professionne
ls qui ont le sentiment de ne pas pouvoir faire correctement leur métier : accueillir de jeunes enfants en répondant à leurs besoins. C’est vrai que le burn out est de plus en plus fréquent dans le secteur de la petite enfance. C’est vrai que le malaise des professionnels est prégnant mais qu’il n’épargne pas les crèches municipales ou associatives.
Ce qui n’est pas exceptionnel ce sont l’absentéisme, les difficultés de recrutement, le turn ouver et la pénurie de personnels formés. Des difficultés communes à toutes les crèches.
Ce qui est juste aussi, c’est que le système de financement des modes d’accueil qui s’appuie sur la PSU tend à inciter les structures à « remplir » leurs crèches au maximum et que cette pression au taux de remplissage concerne toutes les crèches (hors micro crèches PAJE) quel que soit leur gestionnaire.
Ce qui est vrai aussi c’est que les délégations de services public se multiplient car les communes, dont la petite enfance n’est pas une compétence réglementaire, sont non seulement asphyxiées financièrement mais considèrent aussi de plus en plus que les structures d’accueil sont sources de soucis et de complications pas seulement budgétaires … D’où leur souhait de se décharger sur d’autres gestionnaires. Et elles choisissent souvent le « mieux-disant » … et ce n’est pas toujours le plus respectueux de la qualité d’accueil (qui, il est vrai a un coût).
 
De vraies questions soulevées mais …
Dommage donc que ces éclairages sur des constats justes soient perturbés voire entachés d’un parti-pris de principe anti secteur privé qui affaiblit le message. On le sait, il y a des brebis galeuses partout. Et les cas de maltraitance institutionnelle envers les enfants ou envers les professionnels qui les accompagnent peuvent malheureusement exister dans des structures d’accueil publiques, privées et associatives.
Ce parti-pris a d'ailleurs a pris de court certaines personnes ayant participé à l'émission. C'est le cas de Sylviane Giampino (voir sa réaction ci-dessous) mais aussi de Marie Hélène Hurtig, puéricultrice-formatrice petite enfance  qui avoue avoir été « déçue et étonnée par l'émission». Et précise « cela ne devait pas être une émission à charge sur les crèches privées, mais une réflexion sur le malaise des professionnels de crèche avec un focus sur les problèmes liés au remplissage et à la PSU. (...). J'avais par ailleurs insisté sur le danger de traiter le sujet de manière manichéenne...J'ai été surprise de ce qui a été gardé de mes propos. C'était loin d'être l'essentiel à mes yeux.» 
 
Lors du débat l’opposant à Fréderic Groux, ancien EJE, psychologue de crèche, la Secrétaire d’État a mis en avant tout ce que le gouvernement entreprend pour valoriser les métiers de la petite enfance et permettre aux professionnels de l’exercer dans de bonnes conditions. Elle a évoqué les normes qui allaient changer (loi ASAP ex ESSOC) et le plan de formation pour les 600 000 professionnels de la petite enfance tous types d’accueil confondus. Reste à savoir si ces actions changeront la donne en profondeur. Peut-on régler la situation sans parler du financement des modes d’accueil ? Or il ne semble pas à l’ordre du jour.
 
La FFEC dénonce une enquête réquisitoire et demande un nouveau modèle économique pour les crèches
Malgré son heure tardive, ce numéro de Pièces à conviction a suscité émois et réactions.
La première à réagir en toute logique a été la FFEC. Deux de ses adhérents (LPCR et La Maison Bleue) ayant été mis en cause. Dans un communiqué, elle explique d’ailleurs n’avoir jamais été contactée par les journalistes de l’émission.
Suite aux images choquantes présentées, elle explique : « Ces exceptions ne font pas la règle et ne doivent pas permettre de jeter l’opprobre sur tout un secteur, des équipes et des entreprises engagées au quotidien au service de l’éveil et de l’accompagnement des jeunes enfants. »
Par ailleurs elle tient à rassurer les parents « des enfants accueillis chaque jour dans les 80 000 places de crèches gérées par des entreprises de crèches : Chaque jour, 33 000 professionnels de la Petite Enfance accueillent avec professionnalisme, humanité́ et bienveillance vos enfants dans la période charnière des 1000 premiers jours de leur vie, chaque jour les professionnels des entreprises de crèches co-éduquent votre enfant et continueront » et précise qu’elle publie chaque année un baromètre de satisfaction qui montre que les parents sont à 95% satisfaits de l’accueil proposé par les crèches adhérentes de la Fédération.
La FFEC rappelle enfin ses propositions pour lutter contre le manque d’attractivité et les difficultés de recrutement du secteur, sources de nombre des dysfonctionnements mis en évidence dans le reportage. Et demande une refonte économique du modèle des crèches.
« Les professionnels de la Petite Enfance sont épuisés des contraintes économiques imposées par le fonctionnement actuel de financement à l’heure d’accueil effectif d’enfant.
 (…) il est temps de mettre fin à̀ ce financement à l’heure d’accueil qui aggrave la démotivation et le turn- over dans un secteur en grave pénurie de main d’œuvre que les crèches soient gérées par des entreprises, des associations ou des collectivités.
 » Enfin elle précise qu’elle soutient le travail du gouvernement sur « la simplification et l’harmonisation des normes »

FNEJE : la preuve qu’il faut un service public de la petite enfance 
Julie Marty-Pichon, présidente de la FNEJE, elle aussi a visionné l’émission et dans la foulée elle a écrit une longue tribune libre intitulée « J’ai mal à ma crèche … » où elle explique son ressenti mais avance surtout des explications. Et des ébauches de solutions.
« Taux d'occupation, taux de remplissage, DSP, PSU, turn-over, absentéisme, burnout, ...A ces mots là entendus pourrait-on croire si on ne connait pas ce secteur d'activité́ que nous parlons de crèches collectives qui accueillent des bébés. Assurément non ! ». Et elle explique la succession des mesures qui ont entrainé ces conséquences : les communes qui se sont emparés de la  petite enfance malgré elles, la directive européenne de 2006, le décret Morano de 2010 et « vous saupoudrez avec la mise en place de la Prestation de Service Unique le 31 janvier 2002 mais véritablement appliquée depuis 10 ans. Cette prestation versée par les CAF demande une facturation à l'heure des enfants accueillis incitant toujours plus au "remplissage" -que je déteste ce mot- car plus vous facturez, plus vous avez de prestation donc d'argent pour faire fonctionner l'établissement. D’autant que depuis 20144, votre prestation est bonifiée si vous optimisez un maximum votre occupation de places. Ça, c’est un choix assumé de l’État. ».
 Et de regretter que la petite enfance soit devenue « un marché et qui dit marché dit concurrence et dans ce domaine tout est permis ».   Elle s’interroge et stigmatise enfin l’explosion des micro-crèches Paje.
 Julie Marty-Pichon conclut sa tribune, insatisfaite des réponses avancées par Christelle Dubos, par un rappel de son opposition à la réforme des modes d’accueil qui risque de dégrader encore la qualité d’accueil. Elle lance un appel à la mobilisation des professionnels de terrain en ces termes : « A vous toutes et tous qui êtes les petites fourmis du terrain ou les futures fourmis du terrain, soyez passionné.e.s, dites haut et fort ce que vous voulez pour les jeunes enfants, dénoncez quand c'est nécessaire, ne vous taisez plus, engagez-vous !
Nous savons aujourd'hui (les études sont unanimes) ce qu'il faut faire, l'Etat doit prendre ses responsabilités. »
 
Sylviane Giampino, présidente du Conseil de l’enfance du HCFEA,  déplore l’utilisation de ses propos
Mais que diable Sylvianne Giampino, psychologue , psychanalyse, auteur du rapport éponyme,  inspiratrice de la Charte nationale de l’accueil du jeune enfant et présidente du Conseil de l’enfance du HCFEA , plusieurs fois citée,  est allée faire dans cette galère … enquête ? Il semblerait, comme en atteste le communiqué du HCFEA, qu’elle ait été un peu piégée par l’équipe de l’émission et qu’elle conteste l’utilisation de son interview. Son communiqué est sans appel : «  En ma qualité de spécialiste de la petite enfance et de présidente du Conseil de l'Enfance du HCFEA, je déplore le changement de ligne éditoriale au montage de l’émission Pièces à conviction sur les crèches pour laquelle j'ai été interviewée. Je tiens à repréciser les éléments suivants.
Lors des réunions de cadrage, il n'a jamais été fait mention d'un documentaire ciblant les crèches privées.
J'ai accepté de contribuer sur la base des travaux publiés, portant sur l'amélioration de la qualité des modes d'accueil, réalisés depuis 2016 par le HCFEA et moi-même. Aucun de ces rapports n'oppose le secteur privé et le secteur public. L'ensemble vise à l'amélioration des conditions d'accueil au profit du développement des enfants et des besoins des familles.

Si des dysfonctionnements méritent d'être interrogés, précisons qu'il s'en trouve dans tout type de structure.
Enfin, la plupart des crèches accueillent les enfants et leurs familles avec professionnalisme et soin, et ceci qu'elles soient gérées par le service public, l'associatif ou des entreprises.

Je récuse donc une éventuelle utilisation de mes propos ou des rapports des Conseils du HCFEA qui stigmatiserait un type de structure, une catégorie de professionnels, de famille, ou d'institutions. »
 
Article rédigé par : Catherine Lelièvre
Publié le 06 février 2020
Mis à jour le 09 février 2020

Votre article consolera en partie le secteur privé de ce reportage très incomplet, mais j'ai été tout aussi déçu par le niveau de la réponse de Mme Marty-Pichon. Quel dommage que la tendance dans ce secteur soit de ne pas pouvoir s'empêcher de critiquer ce que font les autres ! Le secteur associatif critique le secteur privé sans discontinuer depuis son apparition en 2004 (sans faire de distinction entre les très gros groupes spécialisés dans les berceaux d'entreprises ou les DSP, et les toutes petites sociétés qui ne vendent pas de berceaux d'entreprise et ne sont ni focalisées sur la rentabilité ni aussi lucratives qu'on le dit), tout le monde critique les micro-crèches (y compris Mme Marty-Pichon qui devrait lire le décret sur les micro-crèches car à partir de 3 micro-crèches, les règles d'embauche sont les mêmes que pour un EAJE de 30 places, donc arrêtons de dire que les micro-crèches ont du personnel moins qualifié que les autres crèches !!!), et les micro-crèches ne tarderont probablement pas à critiquer les MAM qui ont le vent en poupe. Même si l'image de la pastèque de Mme Giampino n'était pas des plus heureuses, il faut effectivement entrer et passer du temps dans une crèche pour savoir si la qualité est au rendez-vous. Personne ne conteste que les diplômés d'état soient bien formés (infirmiers, EJE, auxiliaires puer) et qu'il ne faille augmenter les promotions pour répondre à la pénurie actuelle (est-ce bien une mesure que le gouvernement va prendre ?), mais lorsqu'on ne parle que des diplômés d'état pour évoquer le personnel bien formé, on discrédite insidieusement tous les gens qui entrent actuellement dans la petite enfance par la porte la plus simple (le CAP Petite Enfance). Or il y a parmi tous ces professionnels bon nombre de gens qui ont le BAC et même souvent un cursus universitaire, et qui se retrouvent rabaissés et considérés comme une sous-catégorie "non diplômée" dans les règles d'embauche. Donc si l'on cherche à rebooster le moral de tous les professionnels, il faudrait éviter d'être trop focalisés sur les seuls diplômés d'état. On parle de formation continue dans le prochain projet de loi, pour un budget qui ne sera peut-être pas alloué en totalité, mais si l'on veut professionnaliser davantage la petite enfance, il me parait urgent de créer un diplôme d'état de niveau BAC+1 dans la filière éducative, qui serait considéré comme équivalent à auxiliaire puer dans la filière médicale, et dont le contenu serait un peu plus ambitieux que celui du CAP et permettrait davantage d'évolution d'un diplôme à un autre, notamment par VAE ou par formation continue. Il faudrait que les écoles d'EJE aient des contenus de programme revisités régulièrement, spécialisés dans la dernière année pour aller un peu plus loin que le survol généraliste actuel, et qu'aucun EJE ne puisse sortir diplômé sans maîtriser par exemple les apports de ces 15 dernières années sur les neurosciences affectives. Il me parait également urgent de créer un niveau BAC+5 pour la direction de crèche (quelques FAC proposent des cursus pas vraiment reconnus, et le CAFERUIS souvent mis en avant dans les écoles d'EJE n'est pas adapté...à quand un vrai master de direction de crèches ?). Les diplômes d'EJE et d'infirmière ne forment en effet que très peu ou pas du tout au management d'équipe, au droit social, aux ressources humaines. Or ces compétences complexes sont primordiales pour faire de bons directeurs, et sans bons directeurs, une équipe de crèche aura toujours plus de mal à garder le cap et à monter en compétences. Et si la petite enfance élève ses diplômes jusqu'à BAC+5, la passerelle avec les écoles maternelles et les maîtres des écoles sera plus mince à franchir. Nul doute que c'est très lourd pour l'état de créer de nouveaux diplômes et de les financer, mais n'est-ce pas à ce niveau d'ambition qu'on peut espérer élever le niveau dans une profession sur le long terme ?