1000 premiers jours : le point sur la polémique des 425 000 euros versés à un cabinet de conseil

La somme est rondelette et a de quoi choquer. Comme nous l’indiquions dans notre Lettre Hebdo en date du 7 février, la commission d’enquête du sénat sur l’influence des cabinets de conseil privés a révélé que le cabinet de conseil Roland Berger a contribué aux travaux des 1000 jours pour des honoraires dépassant les 425 000 euros. Et ce, à la demande de la Direction Interministérielle de la Transformation Publique (DITP). Plus d’un mois et demi après, cette info revient comme un boomerang au cœur de l’actualité. On tente de faire le point.

Des missions complémentaires
La mission que la DITP a choisi de confier au cabinet de conseil Roland Berger est une mission complémentaire à celle très scientifique menée pendant plus de 7 mois par les 17 experts de la Commission des 1000 jours présidée par Boris Cyrulnik. Et, précise-t-on au cabinet d’Adrien Taquet, cela a permis à la DITP dont c’est le rôle, de préparer la mise en place effective de la politique des 1000 jours issue des travaux de la commission éponyme. Deux missions donc très différentes : d’un côté un éclairage scientifique, de l’autre une réflexion sur les moyens de mettre en œuvre les recommandations.
Fallait-il que la DITP fasse pour cela appel à un cabinet de conseil ? C’est, dit-on, assez banal de le faire car cette direction interministérielle est une petite structure. Ne pouvait-elle pas juste s’appuyer sur les services du secrétariat d’Etat à l’Enfance et aux Familles ? La question reste en suspens.  Mais vu la somme - 425 000 euros - elle mérite sûrement d’être posée.

Ouragan médiatique, membres de la commission « choqués »
Les choses auraient pu en rester là si, élections présidentielles obligent, partant du rapport sénatorial sur les cabinets de conseil, la presse, comme on dit, ne s’était emparé de l’affaire . Et comme une trainée de poudre, c'est devenu une affaire d’Etat.
Depuis hier soir mercredi 7 avril, c'est l'effervescence.  Sur les plateaux de télévision et dans les journaux grand public… on a pu  entendre ou lire moult prises de positions parfois contradictoires de membres de la commission se disant « choqués », « pas au courant » et se jugeant mal traités eux qui avaient eu tant de mal à se faire rembourser un café ou un déplacement. Pour ensuite, comme Boris Cyrulnik dans Le Figaro ce matin, relativiser cette polémique « gonflée par les journalistes. »

Des professionnels en colère
Le SNPPE s’est offusqué dès hier soir dans un communiqué intitulé « 1000 jours = 425 000 euros pour les cabinets de conseil ». En colère, il dénonce ce recours à un cabinet de conseil et termine par cette invective : « puisque l’argent coule à flots pour l’oligarchie, nous exigeons que les 183 euros mensuels du Ségur soient attribués à tous les professionnels de la petite enfance quel que soit leur secteur d’intervention. Car le soutien à la parentalité est dans le champ de la Santé, du Social et de l’Educatif. »
La FNEJE aujourd’hui lui emboitait le pas en publiant un texte virulent : « Nous sommes choqués mais tellement peu surpris de la façon d'utiliser l'argent public par ce gouvernement depuis 5 ans. Un cabinet de conseil pour les 1000 jours alors qu'une commission avait été mandatée. La FNEJE avait été auditionnée par la commission des 1000 jours par Isabelle Filliozat et Nathalie Casso-Vicarini. Et puis nous avions été appelés par une personne se présentant comme travaillant pour le ministère à côté de la mission 1000 jours pour le "parcours 1000 jours". En effet, des concertations dans ce cadre avaient été faites auprès des parents et des pros. Serait-ce pour cela que le cabinet a empoché plus de 425000 euros d'argent public quand, par ailleurs depuis 5 ans, les services de l'Etat, les ministères sont dépouillés de leurs moyens pour agir ? Quand les pros de la petite enfance demandent des moyens pour faire leur travail dans des conditions décentes ?
Dernièrement encore dans un groupe de travail au sein du comité de filière, on nous proposait d'adouber une start up d'État !
On ne gère pas un État, un ministère comme une entreprise du Cac 40 !Inacceptable, intolérable.
 ».

Qu’en est-il exactement ? Et pourquoi cet emballement politico-médiatique ?

1.Les travaux de ce cabinet ont été présentés par la DITP aux membres de la commission des 1000 jours. Mais il est vrai, note Isabelle Filliozat, vice-présidente de la commission des 1000 jours « qu’on ne nous a jamais dit que c’était le travail d’un cabinet de conseil. Mais devait-on nous le dire ? »

2. Difficile de savoir exatement ce qu’a produit le cabinet Roland Berger. Il a semble-t-il réalisé   des entretiens avec des parents pour comprendre leurs besoins et des entretiens avec les services mobilisés dans l’accompagnement des nourrissons et de leurs parents. Mais le cabinet du secrétariat d’État ajoute qu’il a fait bien plus. Quoi ? Des travaux concrets ayant permis de traduire les recommandations de la commission en politique publique. Mais encore… La DITP, quant à elle, se refuse à tout commentaire. « Nous n’avons rien à dire nous travaillons pour des ministères commanditaires, à eux de répondre. » Bref, on tourne en rond. Ce qui est un peu inquiétant. Car pour 425 000 euros on aimerait savoir concrètement ce qu’a été le travail fourni.  

3. Si l’on en croit le cabinet lui-même auditionné au sénat : « L’objectif de la mission était d’organiser aux mieux le parcours des 1000 jours et l’accès aux services publics ». Il y eut des entretiens, des ateliers avec des parents et des professionnels et cette méthode constitue une « vraie valeur ajoutée » car c’est une « expertise de savoir écouter, prendre le temps, concilier, convaincre les agents de l’État de changer. » Sic. Effectivement des ateliers ont été menés durant 4 jours en octobre et novembre 2019 dans les locaux de la DITP. Animés par des consultants  utilisant à la méthode « post it », méthode soit dit en passant que maîtrise parfaitement le Caflab. Caflab qui dépend de la Cnaf qui aurait sûrement fourni une prestation beaucoup moins chère si ce n’est gratuite.

4. La DITP semble moins enthousiaste que le cabinet Roland Berger. Elle a considéré que l’apport du cabinet de conseil Roland Berger n’était pas à la hauteur de ses espérances puisqu’elle a donné une note moyenne à son travail de 2,5/5. Et note le rapport du sénat : « De façon tout à fait notable, par le choix du vocabulaire employé comparativement aux autres fiches d’évaluation, la DITP a estimé que la prestation de Roland Berger n’était « pas au niveau » et que « la valeur ajoutée sur les scenarii de chiffrage [n’était] pas à la hauteur d’un cabinet de stratégie ».

5. La commission des 1000 jours doit-elle se sentir trahie ? Le statut de ses membres  était clair : ils étaient tous bénévoles, devaient être remboursés de leurs frais liés aux travaux de la commission mais ils gagnaient en reconnaissance et visibilité, ce qui pouvait pour la suite les aider ou les conforter dans leurs activités professionnelles ou associatives. C’était le deal et personne ne le remet en question. Pour Nathalie Vicarini, membre de la commission, là n’est pas le problème. « On n’attendait rien. On attendait juste un traitement équitable, on était parfois gêné car il n’y avait pas toujours du respect vis-à-vis des membres de la commission. » Et d’ajouter « néanmoins quand on dépense de l’argent public comme ces 425 00 euros, il faut en mesurer l’impact. Or, cette affaire nous fait nous interroger sur le système. »  
Et Isabelle Filliozat, qui avoue s’être un peu fait piéger au départ par les journalistes, de compléter : « Au début ce qui m’a choquée c’est un tel décalage entre notre expérience et ces 425 000 euros versés à un cabinet de conseil ; c’est une première surprise. Puis j’ai réalisé que ce que nous avions fait et ce que ce cabinet de conseil avait fait n’avaient rien à voir. » Même si , de son côté, la commission, elle aussi,  procédait à des auditions ...

6. Conclusion, pourquoi cette polémique ? D’abord par le montant en question : plus de 425 000 euros, c’est beaucoup et cela semble disproportionné. Ensuite parce qu’il est difficile de comprendre que les services de l’État ne soient pas en mesure d’organiser ce genre d’enquêtes. L’administration regorge pourtant de compétences. Aussi parce qu’effectivement, il semble que se faire rembourser des frais par l'administration n'est pas simple. Il faut suivre à la lettre la procédure ; justificatifs, remise des justificatifs en temps et en heure … et ensuite il faut un sacré délai pour que les justificatifs aient recueilli les tampons et signatures nécessaires et pour finir que l'argent sorte des caisses de l’État. D'où la légitime exaspération des experts de la commission en attente de leurs défraiements ! Enfin parce que le secteur de la petite enfance est à cran et à l’heure où la revalorisation des pros de la petite enfance est au cœur de débats et réunions, il y a quelque chose d’indécent dans cette somme…
On aurait aimé pouvoir conclure « beaucoup de bruit pour rien… » mais un petit quelque chose nous en empêche.

 
Article rédigé par : Catherine Lelièvre
Publié le 07 avril 2022
Mis à jour le 13 janvier 2023