L’angoisse du 8ème mois existe-t-elle vraiment ?

Très populaire auprès des professionnels et des parents, la fameuse « angoisse du 8ème mois » est évoquée à tort et à travers dans le champ de la petite enfance. Depuis le temps, la recherche scientifique a pourtant nuancé les fondements de cette théorie. Voici le point de vue d’Héloise Junier, psychologue en crèche, qui a consacré sa thèse de doctorat à la psychologie du nourrisson.
Depuis quelques jours, Paul, 9 mois, traverse une petite période de turbulences émotionnelles. Il éprouve des difficultés à s’endormir le soir, il pleure davantage et réagit plus vivement que d’habitude à la séparation lorsque sa maman le dépose à la crèche le matin. Pour ses parents, son pédiatre et les professionnels qui l’accueillent, aucun doute : il fait « l’angoisse du 8ème mois ». Le coup classique. L’évidence est si frappante qu’on ne cherche pas vraiment d’autres causes à sa gêne passagère. Prudence ! Car si cette fameuse appellation, séduisante et populaire, est transmise de génération en génération, est-elle réellement fondée ? Pas autant qu’on ne le penserait. L’angoisse du 8ème mois repose sur des concepts qui ont été, a posteriori, partiellement invalidés par la recherche scientifique.

Une théorie novatrice pour l’époque
C’est à René Spitz, un célèbre et talentueux psychiatre et psychanalyste américain d’origine hongroise que l’on doit cette notion d’« angoisse du 8ème mois ». Il y décrit un phénomène bien connu : les bébés de cet âge, qui parviennent désormais à distinguer les visages familiers des visages inconnus, manifestent une peur de l’étranger.
Cette angoisse du 8ème mois, telle qu'on l'emploie aujourd'hui, sous-entend deux autres concepts :
• L’enfant, qui fusionnait jusqu’alors avec sa maman, comprend désormais qu’il est un petit être à part entière. C’est la fin de la douce fusion maman - bébé (et le début de pas mal de tracas !).
• L’enfant acquiert dans la même période la « permanence de l’objet » qui va engendrer une angoisse d’abandon : l’enfant, qui comprend que sa maman existe même quand il ne la voit pas, craint d’être séparé d’elle.
Cette « angoisse des 8 mois » a vu le jour dans les années 1940, sur la base des longues observations que René Spitz a fait des bébés. Si cette théorie était novatrice pour l’époque, elle paraît aujourd’hui dépassée. En 70 ans, la recherche scientifique sur le bébé s’est largement développée et a réalisé beaucoup de progrès. Résultat : les nouvelles connaissances que nous avons pu acquérir ont invalidé une partie des anciennes théories ! L’angoisse du 8ème mois en fait partie (le complexe d’œdipe aussi mais, ça, c’est une autre histoire ;-) !).

Qu’en dit la recherche scientifique actuelle ?
Abordons ces postulats à la lumière de la recherche scientifique.
  • Non, le bébé ne commence pas à distinguer les visages familiers des visages inconnus à 8 mois.
Il acquiert cette compétence bien plus tôt ! Les études récentes nous enseignent que dès la naissance, le nourrisson parvient à reconnaître le visage de sa mère mais aussi des autres personnes avec lesquelles une brève interaction vient d’avoir lieu (1).
  • Non, votre bébé ne va pas « angoisser » s’il voit la tête de votre banquier pour la première fois.
Le terme d’« angoisse » paraît aujourd’hui un peu trop fort pour qualifier la vie psychique d’un bébé. Parlons plutôt de stress, d’appréhension ou d’inquiétude. Certains bébés sont même attirés par les visages nouveaux ! D’ailleurs, si la vue de visages nouveaux va stresser des enfants (c’est un peu normal en termes d’instinct de survie d’avoir davantage peur des personnes inconnues), celle-ci peut aussi susciter l’intérêt chez d’autres enfants. Rien de systématique à l’horizon.
  • Non, le bébé n’acquiert pas la permanence de l’objet à 8 mois.
Cette compétence émerge bien plus tôt ! Les données plus récentes en psychologie du développement, à la suite de celles du psychologue Piaget, ont largement réétudié cette « permanence de l’objet ». Il a été établi que cette compétence émergeait plutôt vers 4 mois voire, pour certains auteurs, dès la naissance (2). Par ailleurs, les travaux sur la théorie de l’attachement nous enseignent que le petit d’homme est équipé – dès la naissance – de signaux (cris et pleurs) destinés à solliciter les adultes qui l’entourent. C’est pour lui une question de survie, tant il est immature. Pourquoi appellerait-il alors les adultes, même en leur absence, s’il pensait qu’ils n’existaient plus quand il ne les voyait plus ? Au-delà de cette problématique de permanence de l’objet, ces travaux nous renseignent donc sur la compétence très précoce de « permanence des humains » chez le nourrisson.
  • Non, un bébé n’est pas en fusion avec sa maman, en parfaite symbiose, incapable de distinguer son propre corps du corps maternel.
La notion de symbiose entre un bébé et sa maman a été, elle aussi, pas mal débattue. Si on prend cette idée de fusion maman-bébé au pied de la lettre, cela signifie que le bébé humain ne serait pas en mesure de percevoir la différence entre son petit corps et celui de sa chère maman avant un certain âge. Une idée qui, depuis le temps, a été nuancée par l’expérience du « double toucher » menée dans les années 1990 (3). Comme vous le savez sans doute, il suffit de toucher la joue d’un nouveau-né pour que celui-ci tourne son visage en direction de votre main. C’est ce qu’on appelle le réflexe de «fouissement». Dans cette expérience, les chercheurs ont comparé les réponses de fouissement de nourrissons dans deux conditions. Dans la première, l’expérimentateur vient toucher la joue du nouveau-né avec son doigt (allo-stimulation). Dans la deuxième, l’expérimentateur prend la main du nourrisson et la porte à sa propre joue (auto-stimulation). Verdict ? Les auteurs ont constaté que les nouveau-nés tendent à s’orienter significativement plus vers le doigt de l’expérimentateur que vers leur propre main.


Conclusion : parler de l’angoisse du 8e mois n’est plus vraiment d’actualité sur un plan scientifique. En revanche, d’autres pistes d’interprétation sont à votre disposition pour tenter de comprendre ce qui se passe dans sa petite tête si jamais, vers 8 mois, un enfant change de comportement et/ou se montre plus sensible

1 Bayet, L., Pascalis, O., & Gentaz, É. (2014). « Le développement de la discrimination des expressions faciales émotionnelles chez les nourrissons dans la première année ». L’Année psychologique, 114(3), 469-500.

2 Lécuyer, R. (2001). « Rien n’est jamais acquis : Ou de la permanence de l’objet… de polémiques ». Enfance, 53, 35-65. https://doi.org/10.3917/enf.531.0035.

3 Rochat, P., & Hespos, S. J. (1997). Differential Rooting Response by Neonates : Evidence for an Early Sense of Self. Early Development & Parenting, vol. 6 (2), 150, 1-8.
Article rédigé par : Héloïse Junier, psychologue en crèche, formatrice
Publié le 28 janvier 2018
Mis à jour le 01 mars 2018

3 commentaires sur cet article

Quel dommage de s'attaquer à des idées reçus et autres neuro-mythes sans proposer la moindre sources ni ressources bibliographiques pour étayer ses arguments...
C'était un oubli. Les références sont désormais citées en bas de l'article.
Cet article m'a donné le cafard, je suis des formations depuis 5 ans maintenant, l'angoisse du 8ème mois, le complexe d'œdipe... tout ça ce sont des acquis, cet article remet tout en question sur la base d'études américaines semble-t-il, mais pourquoi ne trouve-t-on pas d'études en France ? De plus venant d'une personne qui écrivait dans un précédent article sur ce site que les ass mat mettait les enfants devant la tv... je reste septique...