Faut-il laisser les catalogues de jouets à disposition des enfants ?

Certaines équipes ou assistantes maternelles font le choix de laisser des catalogues de jouets à disposition des enfants. Il faut reconnaître que ces supports colorés sont très attractifs. Pour autant, doit-on laisser les enfants les feuilleter seuls ?
Chaque année, à l’approche de Noël, nous nous retrouvons envahis par des dizaines de catalogues de jouets (et aussi par des boîtes de chocolat mais là, c’est une autre histoire !). Certains d’entre eux sont laissés en section, comme des substituts de livres, à disposition des enfants. Nour, deux ans et demi, est confortablement installée dans l’espace « cocooning » de la section des grands. Elle tourne méticuleusement les pages d’un catalogue de jouets d’une grande surface, pointant du doigt les objets et les enfants qui retiennent son attention. Elle scrute avec intérêt les différents jouets qui lui sont proposés…

Pour beaucoup de professionnels, l’univers des jouets est magique, féérique
Certains professionnels de la petite enfance font le choix de laisser les catalogues de jouets à disposition des enfants, au même titre que les livres ou les jouets. Ceux-ci présentent plusieurs avantages : ils sont visuellement très attractifs (la présence conjuguée de jouets, d’enfants et de couleurs comble de bonheur leurs petits cerveaux), ils peuvent être déchirés sans scrupules et surtout, ils sont gratuits (argument non négligeable en ces temps de coupes budgétaires !). Certains de ces professionnels ont l’agréable souvenir d’avoir manipulé eux-mêmes ces catalogues de jouets alors qu’ils étaient enfants et prennent spontanément l’initiative de partager ce plaisir avec les enfants qu’ils accueillent. Pour eux, les catalogues de jouets s’apparentent à un univers magique, féérique. Et vous ? Laissez-vous les catalogues de jouets à disposition des enfants ? Si la question peut vous paraître anecdotique (sans doute vous demandez-vous d’ailleurs pourquoi un article entier y est consacré !), la réponse qu’on peut y apporter est très sérieuse et documentée. L’objectif n’est pas de vous imposer une réponse toute faite, mais de mettre à votre disposition un ensemble d’arguments-clés. Après quoi, ce sera à vous de trancher !

Mon point de vue sur les catalogues de jouets a fait un virage à 180° le jour où je me suis intéressée aux ficelles du « marketing genré » (marketing qui induit l’idée qu’il existe des jouets réservés aux petites filles et d’autres jouets aux petits garçons) et aux coulisses du marketing infantile. J’ai été étonnée de découvrir les multiples stratégies employées par les marques pour cibler les très jeunes enfants de moins de trois ans, ceux qui ne parlent pas et ne lisent pas encore.
Contrairement aux apparences, le jeune enfant est au cœur d’enjeux financiers monumentaux. « Le marketing auquel nous avons été habitués dans notre enfance n’a rien à voir avec celui auquel les enfants d’aujourd’hui sont exposés. C’est comme si on comparait un fusil à plombs et un missile. Ce marketing-là fait appel à des psychologues pour enfants et à des technologies très évoluées » écrit Susan Linn, professeur en psychologie à l‘Ecole de médecine de l’université Harvard, dans son article « L’enfant cible ». En effet, les budgets déployés se sont largement accrus en une trentaine d’années. En 1983, le marketing infantile représentait, aux Etats-Unis, une dépense d’un million de dollars. Aujourd’hui, c’est 15 000 fois plus, soit près de 15 milliards de dollars !
Or, les catalogues de jouets, qui regorgent de stratégies visuelles pour atteindre les tout-petits, sont la partie visible de l’iceberg de ce marché financier…

Ils véhiculent des clichés sexistes
La plupart des catalogues édités par les grandes surfaces ont un point commun : ils véhiculent des clichés sexistes. Les jouets destinés aux garçons sont marqués par l’aventure, la violence, le combat, la vitesse… avec cette idée sous-jacente de dépasser ses limites et d’explorer le monde. Sur les catalogues, on aperçoit des petits garçons jouer avec des voitures, des camions, des monstres, des garages, des hélicoptères. Les couleurs naviguent généralement entre les tons jaunes, rouges, noirs et bleus foncés. De l’autre côté, l’univers des filles s’apparente à l’esthétisme, la maternité, le rêve, les relations sociales. Sur ces pages de catalogues estampillées « petites filles », on voit des filles jouer à la poupée, à la caissière, à la coiffeuse, à la dînette, à la princesse (à savoir beaucoup de métiers peu valorisés par notre société). D’innombrables cœurs et paillettes se mêlent aux tons roses et violets. Et ce contraste fille-garçon est encore plus marqué pour les déguisements. Très souvent, les garçons apparaissent de face, les poings sur les hanches ou les bras le long du corps, les jambes écartées. Ils incarnent des policiers, des vampires, des super-héros, des soldats, des cow-boys. A l’inverse, les filles souvent gracieuses, élégantes, souriantes, les bras en hauteur, les doigts délicatement écartés, les jambes légèrement fléchies. Elles incarnent le plus souvent des... princesses (quel beau projet professionnel !). En moyenne, le nombre de ces rubriques stéréotypées représentent… 35% du catalogue global. Un pourcentage conséquent.
Pourquoi une telle distinction fille-garçon dans les catalogues ? Car ce marketing genré permet aux entreprises de vendre davantage leurs produits. Les enfants sont assez réticents à investir des jouets qui sont destinés à l’autre sexe, notamment les petits garçons. Les parents sont alors contraints d’acheter des jouets pour leurs garçons et d’autres jouets pour leurs filles.

Ils contraignent les enfants dans leur choix de jouets
Peut-être vous demandez-vous en quoi ces stéréotypes posent souci. Après tout, ce ne sont que des images ! Oui et non. Car deux problèmes ont été identifiés.
Premier problème : nous savons que l’enfant construit sa personnalité et ses valeurs en intériorisant les codes de son environnement. Or, la présentation stéréotypée des jouets dans ces catalogues véhicule des valeurs sexistes, limitant la femme à des tâches maternelles, ménagères et sociales et le garçon à des activités exploratoires, agressives et dynamiques. Ces supports donnent à voir à l’enfant un microcosme qui est bien plus stéréotypé que la réalité. Dans la vraie vie, il y a beaucoup d’hommes qui pouponnent leur bébé et qui font attention à leur apparence et un nombre incalculable de femmes qui conduisent des voitures, des camions, qui sont policiers ou pompiers !
Deuxième problème : en introduisant l’idée qu’il y a des jouets réservés pour les filles et d’autres pour les garçons, ce marketing « genré » empêche les enfants de sélectionner des jouets en fonction de leur sensibilité, de leurs caractères et de leurs envies. Surtout les petits garçons. Combien d’entre eux s’interdisent, quand ils sont plus grands, de jouer à la poupée ou de se déguiser en princesse car ce sont des « jeux de filles » ?

Ils cherchent à fidéliser le petit consommateur
Les catalogues de jouets regorgent également d’images de licences (Cars, Spiderman, la Reine des Neiges, les Minions, Hello Kitty) et de mascottes en tous genres (l’ours de Maxitoys, Elno de Carrefour Market). Leur omniprésence dans l’univers des jouets n’est pas un hasard. Car si les enfants ne sont pas encore en capacité de lire, ils sont tout à fait en mesure d’identifier et de reconnaître ces personnages. C’est pourquoi les marketeurs recourent si fréquemment à cette stratégie visuelle. Plus Livio sera exposé à l’image de Flash McQueen (sur le tee-shirt d’un copain, sur un catalogue de jouets, sur une boîte de céréales), plus il risque de supplier ses parents d’acheter le slip Flash McQueen lors de leur prochaine séance de shoping. Roulades par terre garanties si ledit parent en venait à refuser !

Le « pouvoir d’embêter » leurs parents
Pourquoi les marketeurs s’intéressent-ils donc tant aux jeunes enfants alors qu’ils n’ont pas un seul euro en poche ? Deux grandes motivations les animent.
Première motivation : à défaut d’avoir de l’argent à dépenser, les jeunes enfants ont cet incroyable « pouvoir d’embêter » leurs parents (c’est ainsi que jargonnent les marketeurs), c’est-à-dire cette capacité à harceler leurs parents jusqu’à ce qu’ils achètent un produit qu’ils n’auraient pas acheté autrement. Dans ce sens, les jeunes enfants sont qualifiés de « prescripteurs ».
Deuxième motivation : ils sont également considérés comme les consommateurs de demain. Les études en marketing infantile soulignent que le lien émotionnel qu’un enfant tisse avec une marque au cours de ses premières années de vie perpétue généralement à l’âge adulte. L’enfant devenu adulte aura des chances d’acheter les produits de cette marque soit pour lui-même, soit pour ses propres enfants. Ce marketing « de nostalgie » permet à des marques de l’univers des tout-petits d’être cinquantenaires ou centenaires.  

Compte tenu de l’ensemble de ces arguments, les catalogues de jouets n’ont probablement pas leur place auprès des enfants dans les lieux d’accueil, en tant que substituts de livres. Les Etablissements d’Accueil du Jeune Enfant doivent demeurer des lieux neutres (dans la même logique, on pourrait d’ailleurs se questionner sur la présence de certains personnages de Disney sur les assiettes ou les bavoirs, par exemple). En revanche, pourquoi ne pas se servir de ces catalogues de jouets par milliers dans le cadre d’activités, bien différenciées, pour les déchirer, les froisser, les découper. Et ce, en présence d’un adulte. La finesse de leurs pages les rend particulièrement maniables pour les petites mains. Alors, pourquoi s’en priver !
Article rédigé par : Héloise Junier, psychologue en crèche
Publié le 24 octobre 2017
Mis à jour le 21 décembre 2023