C’est votre chouchou !

Avec certains enfants, le courant ne passe pas. Avec d’autres, l’attirance et la sympathie sont si fortes qu’ils en deviennent vos chouchous. Vous recherchez sa présence, vous appréciez son contact. Mais voilà, l’affection privilégiée pour un enfant, aussi taboue que l’aversion, est souvent ressentie mais peu exprimée.
Comment expliquer un attachement privilégié avec un enfant ?
L’attirance est naturelle. On exige des professionnels de la petite enfance une neutralité absolue à l’égard des enfants. Les marques d’affection pour un enfant et, au contraire, les manifestations de rejet pour un autre sont mal accueillies, et instantanément jugées comme de mauvaises pratiques. Or, nous négligeons un détail majeur : ces affinités et ces répulsions sont naturelles, fréquentes, spontanées et humaines. De leur côté, les enfants aussi éprouvent des préférences pour tels adultes et une aversion pour tels autres. Il ne pourrait en être autrement dans un univers où gravitent des êtres humains, petits et grands. Certaines fois, l’attirance est immédiate et réciproque. Dès le premier regard, vous sentez que la magie opère. Tous les professionnels ne connaissent pas ce phénomène de chouchou, leur investissement étant plus ou moins important et plus ou moins bien géré. Mais certaines fois, il arrive qu'un tout-petit fasse l'unanimité des professionnels devenant à lui seul le chouchou de la section.

Cet enfant vous renvoie une image positive. Il serait ambitieux de lister l’ensemble des raisons qui peuvent expliquer qu’un enfant vous attire, tant elles sont innombrables et variables d’un professionnel à un autre. Chaque adulte est riche de son histoire et de sa sensibilité. Il peut s’agir d’un enfant sur qui vous exercez un certain contrôle (dans le sens positif du terme) : vous parvenez à le calmer quand il pleure, à l’endormir quand il est fatigué, à le rassurer quand il est stressé. En votre présence, il mange de tout et en quantité adaptée. Il recherche votre contact (sans vous paraître trop envahissant). Dans l’ensemble, et dans les limites de son âge, il tend à respecter les règles de savoir-vivre que vous lui imposez et se révèle sensible à votre autorité. En sa présence, vous vous sentez compétent, important et donc valorisé.

Des parents – « chouchous » .Parfois, cette attirance se joue au niveau des parents eux-mêmes : l’entente avec ses parents est tellement conviviale et sympathique qu’elle retentit positivement sur votre relation à l’enfant. Ses parents vous apprécient et sont reconnaissants de votre investissement à l’égard de la chair de leur chair. Un cercle vertueux s’instaure : naturellement, vous investissez davantage leur enfant et celui-ci vous le rend bien.

Une question de « transfert » ? Certains psychologues estiment qu’à travers le sur-investissement d’un enfant, la professionnelle viendrait réaliser en partie son désir d’être mère, réduisant la sacro-sainte distance professionnelle. Pour ma part, je serais plus mitigée. Certains professionnels confient qu’ils n’ont plus eu de véritables chouchous depuis qu’ils sont devenus eux-mêmes parents. Leur relation aux enfants accueillis se serait spontanément distanciée. D’autres, à l’inverse, confirment qu’ils ont toujours eu des préférences nettes pour certains enfants, de véritables chouchous assumés, même après la naissance de leurs propres enfants. Gare, donc, aux interprétations hâtives et généralistes…

Interdit de s’attacher, vraiment ? Depuis vos premiers pas dans l’univers de la petite enfance, on vous rabâche inlassablement une règle d’or, celle de ne pas s’attacher aux enfants. Cette recommandation, parfois érigée comme un interdit absolu, me parait illusoire. Les mammifères sont programmés pour s’attacher à leurs semblables, petits et grands, pour créer des liens privilégiés avec certains d’entre eux. Cette prédisposition à l’attachement est indispensable à la survie des bébés et au bien-être de tous. Nombre de professionnels m’ont d’ailleurs confié en catimini : « on nous demande de ne pas nous attacher aux enfants, mais c’est impossible ! ».

Et la « juste » distance, alors ? Conserver une « juste » distance avec les enfants demeure la règle d’or n°2 de l’univers professionnel de la petite enfance. Drôle de recommandation. Tout d’abord, rappelons que le terme de « juste distance » est d’une grande subjectivité : ce qui peut paraître « juste » pour votre collègue ne le sera pas nécessairement pour vous. De plus, pourquoi s’entêter à vouloir freiner les manifestations d’affection à l’égard des enfants lorsque l’on sait que les pratiques chaleureuses, tendres et empathiques encouragent justement la maturation de leur cerveau affectif ? L’affection répond à un besoin vital de l’enfant, et non accessoire. Serait-ce une question de mœurs ? Dans la culture française, les manifestations d’affection pour autrui (comme le fait d’exprimer ses sentiments amoureux ou amicaux, de prendre quelqu’un dans les bras, etc.) sont peu encouragées voire gênantes. Ce qui n’est pas le cas outre-Atlantique, aux Etats-Unis ou au Canada, par exemple, ou le contact physique bienveillant est plus spontané. Ceci dit, tout est bien entendu une question de dosage. Certains professionnels, marqués par une réelle vulnérabilité affective et/ ou narcissique, peuvent un jour ressentir une affection débordante et excessive pour un enfant, donnant lieu à une relation exclusive. Un accompagnement spécifique pourrait alors être mis en place. En dehors de ces particuliers, l’ensemble des manifestations d’attachement et d’affection de la part de l’adulte ne peuvent qu’être bénéfiques à l’enfant concerné du moment qu’ils n’altèrent ni la qualité de son accueil ni celle des autres enfants.    


Comment réagir ?
En prendre conscience et déculpabiliser. Rien de plus humain et naturel que d’éprouver des affinités et des préférences pour un enfant. Tant que ce ressenti est conscient, verbalisé et relativisé, les « risques » paraissent limités.  Le danger serait d’ignorer cette préférence et de ne pas savoir comment la gérer. Etre professionnel (de la petite enfance) c’est avant tout être en mesure d’analyser ses pratiques, ses émotions et ses ressentis dans l’intérêt des enfants accueillis. Difficile de faire l’économie d’un tel questionnement lorsque l’on accueille quotidiennement des enfants en bas âge.

En parler en équipe. Bien souvent, les autres membres de l’équipe identifient ce surinvestissement d’un enfant. Si certains n’y voient pas d’inconvénient, d’autres sont mal à l’aise, frustrés de cette relation duelle voire exclusive.  Aussi, que l’on soit acteur ou témoin de ce phénomène de chouchou, il importe de briser la glace et d’avancer ensemble. L’objectif n’est pas d’empêcher un professionnel d’éprouver un attachement particulier à un enfant, mais de l’aider à se réajuster et à en évaluer les effets sur l’enfant concerné, ses parents, l’équipe et le groupe d’enfants.  Certains professionnels, coutumiers du fait, cherchent à désacraliser ce phénomène du chouchou en l’abordant sous le ton de l’humour !  

Rester disponible pour les autres enfants. L’affection privilégiée ressentie pour un enfant ne doit pas affecter la qualité de l’accueil des autres enfants. Il importe de veiller à ne pas s’enfermer dans une relation exclusive et à conserver le contact avec l’ensemble des enfants. Si les préférences sont naturelles, elles devraient se manifester dans une certaine limite (éviter d’appeler l’enfant « mon chouchou », de ne lui adresser des compliments qu’à lui, de lui proposer les bras une majorité du temps, etc.)

Passer le relais, si besoin. Ne pas hésiter à passer ponctuellement le relais à un collègue, co-référent ou non, lorsque vous sentez que la relation devient trop enfermante ou étouffante. En revanche, éviter de changer l’enfant de référent (s’il s’agit de son référent) sous prétexte que leur relation est trop proximale. Un tout-petit a besoin de conserver ses repères humains pour s’épanouir dans un lieu d’accueil.
Article rédigé par : Héloïse Junier, psychologue en crèche, formatrice
Publié le 09 avril 2017
Mis à jour le 12 juin 2023