Yannick François, pédopsychiatre : « Pour Dolto, l’enfant n’est pas une pâte amorphe à laquelle l’éducation donnerait une forme. »

Yannick François, pédopsychiatre-psychanalyste a mené une carrière hospitalière en secteur de psychiatrie infanto-juvénile et a dirigé plusieurs établissements du secteur associatif. Il exerce aujourd'hui son activité en CAPP. S’il n’a jamais travaillé auprès de Françoise Dolto, il est l’un de ceux qui connaissent le mieux son oeuvre. Il a publié « Françoise Dolto, la langue des images » (Bayard Presse), un livre qui fait référence.
Les Pros de la Petite Enfance : Selon vous, pour comprendre Françoise Dolto, il faut comprendre l’opposition entre développement et humanisation. Que voulez-vous dire exactement ?
Yannick François
 : Il est une évidence que les professionnels de l’enfance doivent malheureusement trop souvent rappeler à leurs responsables aujourd’hui : l’enfant est un être en développement. Une évidence qui vient contredire au passage toute tentative de rationalisation et de normalisation de nos pratiques. Il s’agit à chaque fois pour l’enfant d’une rencontre différente avec l’adulte, à un moment donné, dans un contexte donné. Le jeune enfant se réveille tous les jours différent de ce qu’il était hier, sa journée prend chaque fois une couleur nouvelle, ce qui était perçu la veille est devenu autre aujourd’hui. Son corps, sa pensée et ses sentiments tendent sans cesse vers l’avenir et les transformations qui les attendent. Mais à cela il faut ajouter un point essentiel : dans chacun des domaines de sa vie, le développement de l’enfant est ponctué d’étapes, de crises, de ruptures et de changements profonds. Au début du 20ème siècle, Freud a ainsi isolé ce qu’il a appelé des stades. Leurs noms sont bien connus aujourd’hui : stade oral, anal et génital-œdipien. Il s’agissait pour Freud d’identifier les étapes du développement de ce qu’il a nommé « libido infantile ». Leur succession ainsi que leurs dépassements représentant les conditions nécessaires à l’accession à l’âge adulte.
Toutefois, si l’on en reste à un tel découpage du développement affectif de l’enfant, on court le risque de le réduire à un simple enchaînement mécanique d’étapes dont la chronologie ne relèverait que d’un schéma instinctuel préétabli qu’il suffirait dès lors de simplement respecter..
L’un des apports essentiels de l’œuvre de Françoise Dolto est d’intégrer la notion de développement dans la perspective plus vaste de l’humanisation. Les stades du développement sont surtout pour elle une succession d’épreuves à valeur initiatique dont les fruits sont toujours le renforcement de l’autonomie et celui du désir — désir d’être, désir de communiquer, désir de créer, désir d’aimer… En d’autres termes, dès sa naissance — et même dès sa conception, ajoute Françoise Dolto — l’être humain est un être de langage et de désir, il est sujet par nature mais doit soumettre son désir à des épreuves pour en assurer la mutation vers l’humanisation. Chacun des stades décrits par Freud prend alors une autre valeur et le passage de l’un à l’autre celui d’une véritable castration pour Françoise Dolto.
Dès lors que l’on saisit l’importance dans l’œuvre de Dolto du projet d’humanisation qui lui donne sens, en particulier au travers de la succession des castrations et de leurs fruits qu’elle a décrit, on en mesure les enjeux. À la référence au développement et à ses stades vient se substituer la question des conditions de l’humanisation.

En quoi son regard sur l’enfant était-il singulier ?
À partir de cette conception du développement en termes d’humanisation et de primauté du langage, il est possible d’approcher en une formule la singularité du regard de Françoise Dolto sur l’enfant : en tant qu’être de langage, l’enfant est un interlocuteur à part entière.
L’enfant entend « le vrai » quel que soit son âge ; l’enfant sait formuler ce qui le fait souffrir, fût-ce de façon métaphorique ou symbolique dans le dessin ou le modelage.
Entendons bien ce que soutient Françoise Dolto. Elle ne prête pas à l’enfant une maîtrise du langage qui ne sera acquise qu’après des années, en revanche elle affirme que son être même est tissé au langage ; que son corps est flux, matière et langage. Que les mots énoncés à l’adresse d’un enfant, si jeune soit-il l’affectent, qu’ils peuvent l’humaniser autant que le détruire. Pour Françoise Dolto l’enfant n’est pas une pâte amorphe à laquelle l’éducation donnerait une forme. Il est source autonome de désir, il est un être de communication en quête permanente d’une relation avec les adultes qui comptent pour lui, dans le silence, la rêverie ou l’échange perceptible. L’enjeu pour les adultes est de parvenir à répondre au désir vital de communication qui anime l’enfant. Une tâche difficile quand l’enfant ne parle pas encore, quand son corps vaut longtemps comme premier objet d’expression, quand il n’a pu surmonter des castrations et qu’il est resté aliéné à une époque révolue de sa vie.
Il ne faudrait pas pour autant en déduire que pour Dolto l’enfant est à l’égal de l’adulte. Il lui reste encore un long chemin à parcourir et de nombreuses crises à traverser avant l’accès à sa pleine autonomie et à une parole qui lui soit propre. L’enfant est néanmoins déjà un sujet à part entière alors même qu’il est encore animé par une érotique où dominent l’oralité, puis l’analité et enfin le conflit œdipien. Il ne s’agit pas pour Dolto de prêter à l’enfant des capacités qui ne sont pas encore acquises mais de considérer qu’il peut et doit être exposé à ce qu’elle désigne comme des castrations « symboligènes ». En d’autres termes, parce que l’enfant est d’abord être de langage il a accès à la dimension singulière de l’humain : sa capacité à symboliser ses expériences sensorielles, motrices et affectives dans les codes inconscients partagés par tous les humains.
Le nourrisson est en attente de soins, de nourriture, de tendresse mais il a besoin que tout cela réponde à une volonté de communication avec lui. La plus grande des carences dans les premières années de la vie est l’absence de relations humaines, le refus ou l’incapacité de l’adulte à considérer l’enfant comme un sujet à part entière dans l’attente insatiable de paroles structurant ses perceptions et ses émois.

Quels sont les principaux apports de F. Dolto pour les professionnels de l’enfance et particulièrement de la petite enfance?
L’œuvre publiée de Françoise Dolto est ponctuée de séquences cliniques venues de séances de cures analytiques aussi bien que de la vie quotidienne. Dolto n’était pas une psychanalyste en surplomb s’exprimant de façon savante du fond de son cabinet. Ce dont elle nous parle concerne chacun, chaque adulte, chaque enfant, en dehors de tout projet de cure. C’est sans doute l’un des premiers apports de l’œuvre de Françoise Dolto d’avoir partagé ce que l’espace intime de la cure lui apprenait. L’objectif bien sûr n’était pas de transformer les professionnels de l’enfance en psychanalystes, pas plus que les parents du reste, mais de rendre accessible au plus grand nombre ce que la cure avec enfants venait à la fois confirmer et alimenter.
La démarche de Françoise Dolto n’était pas qu’un exercice de vulgarisation mais relevait d’un véritable engagement politique au service de l’enfant. Une psychanalyste dans la cité, certes, mais une psychanalyste militante au service de « la cause des enfants ». À l’attention des professionnels de l’enfance elle adresse un discours humaniste où la reconnaissance de l’enfant en tant que sujet à part entière, lancé dans l’aventure de son humanisation, impose à l’adulte un questionnement permanent. Pas de principes éducatifs préétablis, pas de recette, mais l’appel à une disponibilité à répondre au désir de communication de l’enfant, parfois dans le symptôme, dans le silence ou dans l’excès.
Être là, pleinement, est une tâche souvent épuisante pour les professionnels. Il est parfois tentant de s’y dérober et de se contenter de l’attention au bien-être matériel de l’enfant. Cela ne suffit pas pour Dolto qui attend des professionnels entourant l’enfant si jeune soit-il, d’être à l’écoute de ce qui ne se dit pas en mot mais ce qui se cache derrière la prestance, l’agressivité ou le repli.
En dépit de ce que l’on a dit à son propos, Françoise Dolto était tout autre que naïve. Elle n’a jamais soutenu qu’un enfant était naturellement bon, qu’il suffirait de lui laisser tout faire ou bien encore qu’il serait bon de l’assommer de paroles pour garantir son éducation. Les expériences personnelles douloureuses qu’elle avait elle-même traversées soutenaient au contraire des propos parfois intransigeants et abrupts, aussi bien à l’adresse des enfants que des professionnels. On reconnaît ici les conséquences de sa vision des étapes de l’humanisation : une succession d’épreuves où il n’est question que d’abandon de modes révolues de satisfaction au profit de nouveaux qui restent à découvrir.
Françoise Dolto a soutenu un regard sur l’enfant exempt de mièvrerie, en rappelant par exemple à tel enfant abandonné qu’après tout c’est lui qui avait choisi de naître. Elle souhaitait, à la façon militante que l’on connaît, que tout professionnel de l’enfance prenne la mesure de ses responsabilités. Il ne suffit pas « d’être gentil » avec l’enfant, il faut surtout le soutenir, par le langage, dans les épreuves à traverser vers l’humanisation, parfois de manière abrupte et sans nuance.

On le sait peu aujourd’hui, finalement Françoise Dolto n’est-elle pas à l’origine de beaucoup de pratiques actuelles ?
Son initiative la plus connue est sa participation à l’invention de la Maison Verte. En fondant ce lieu de rencontre ouvert aux parents et aux enfants en compagnie d’un ou de plusieurs psychanalystes, elle a entraîné la création de quantité d’expériences semblables qui continuent à se multiplier dans le monde. Quelles qu’en soient les modalités pratiques, on retrouve comme fil rouge la primauté donnée à l’échange langagier, en particulier à l’occasion des aléas des mutations du désir à traverser, pour l’enfant autant que pour ses parents.
Les services de pédiatrie, où Françoise Dolto fut l’une des premières à prendre place en tant que psychanalyste, lui doivent un autre rapport au corps de l’enfant. Il n’est plus défendable aujourd’hui de ne s’intéresser qu’à la pathologie somatique qui l’amène à l’hôpital. On sait qu’il est impératif de parler à l’enfant de ce qui le concerne, qu’il est souhaitable autant que cela est matériellement possible de maintenir son lien vital avec ses parents, que toute intervention sur son corps peut prendre pour lui une valeur inconsciente d’une tout autre nature. Il serait d’ailleurs à ce titre plus qu’important que lesdites « contraintes budgétaires » ne conduisent pas à l’effacement d’une expérience et d’un savoir-faire qu’il a été souvent difficile d’instaurer.
De façon plus diffuse, et beaucoup moins radicale que l’affirment ses détracteurs, Françoise Dolto a contribué à légitimer toutes les formes de communication entre adultes et enfants. Chaque champ professionnel de l’enfance en est marqué. Il devrait, par exemple, être devenu indéfendable de transférer un enfant placé d’une famille d’accueil à une autre sans prendre le temps d’en parler avec lui et de l’accompagner. De même tout professionnel doit aujourd’hui avoir à cœur de soutenir une communication authentique avec l’enfant, quelle que soit l’épreuve que celui-ci traverse : on ne devrait plus pouvoir dire « qu’il est trop jeune pour comprendre ». On aura toutefois remarqué qu’il est question plutôt ici de souhaits que d’affirmations. Le travail d’humanisation, au sens de Dolto, des institutions sociales ou de soins reste encore à poursuivre.

Elle avait fait connaître la psychanalyse au grand public. Lui avait aussi fait découvrir sa conception de l’éducation. Revers de cette médiatisation, on lui a aussi fait dire beaucoup de choses .  Et il y a eu des dérives. Qu’en pensez–vous ?
L’œuvre de Françoise Dolto, on l’aura compris, est marquée par un double pari : dans le champ psychanalytique pari sur la reconnaissance de l’enfant en tant que sujet quel que soit son âge, pari aussi sur la possibilité d’en tirer les conséquences éducatives et sociales.
Dans ce second domaine les émissions de radio qui l’ont rendue célèbre à la fin des années 70 représentaient une forme d’aboutissement de ce que Françoise Dolto avait entamé dès ses débuts. Ainsi sa thèse de médecine, "Psychanalyse et pédiatrie", n’était pas adressée d’abord à des psychanalystes mais à des pédiatres et des médecins généralistes. Puis va suivre une succession continue d’articles et d’interventions destinés au grand public. Tout au long de sa vie Dolto eut à cœur de modifier la vision sociale de l’enfant et les pratiques éducatives. Ainsi se lance-t-elle, après toute cure terminée, dans la série d’émissions rassemblées aujourd’hui dans l’ouvrage « Lorsque l’enfant paraît ». Dolto répondait en direct à des questions écrites d’auditeurs concernant aussi bien la vie quotidienne avec leurs enfants que les difficultés parfois sérieuses qu’ils pouvaient traverser. En réalité Dolto a abordé cet exercice périlleux avec prudence au point de se penser dans cette situation en « mère et grand-mère informée de psychanalyse » plutôt qu’en pure psychanalyste. Ses émissions ont représenté un rendez-vous essentiel pour une génération de parents, mais aussi d’enfants.
Dolto ne répondait rien qui diffère de ce qu’elle avait écrit ou déclaré ailleurs sous d’autres formes. Il reste qu’en amplifiant sa parole et en multipliant ses auditeurs, le médium radiophonique a contribué à générer une forme de « transfert » massif et collectif sur sa personne. Elle est devenue une sorte de grand-mère idéale, omnisciente et apaisante. La référence à la notion de transfert en usage dans la psychanalyse en laisse entrevoir les effets pervers. Dans une relation transférentielle l’analyste devient temporairement le détenteur imaginaire d’un savoir sur l’analysant, ses interventions prennent pour un temps la valeur de vérités incontestables. Le déroulement de la cure, cela est en tout cas souhaitable, conduit l’analysant à retrouver libre arbitre et discernement. Le caractère ponctuel des interventions de Dolto dans la vie d’une famille, sur fond de transfert collectif, ne leur permet pas en revanche ni de rebondir ni d’être réinterrogé.
Il était par conséquent presque inévitable que certains des propos de Dolto ne deviennent à la fois des dogmes et ne soient déformés. Quand Dolto défend le désir de l’enfant, il s’agit avant tout d’en reconnaître la valeur, dynamisante en l’occurrence, et non de le satisfaire. Très souvent, par exemple, Dolto invitait les parents à ne pas se prêter aux caprices de l’enfant mais au contraire à donner des limites à sa toute-puissance illusoire, au profit d’une évolution souhaitable de son désir.
Si les dérives d’une exposition médiatique paraissent de ce point de vue au fond inévitables, il devient d’autant plus important de revenir aux multiples textes écrits par Françoise Dolto. Ils donnent au lecteur la possibilité de reprendre les propos de Dolto, pour s’en saisir ou bien les réfuter, en tous l

Des livres de Françoise Dolto pour approfondir

• Tout est langage.  Gallimard. Tout est langage reprend et précise le contenu d'une conférence adressée à des psychologues, des médecins et des travailleurs sociaux dont l'intitulé était : «Le dire et le faire. Tout est langage. L'importance des paroles dites aux enfants et devant eux».
• Les étapes majeures de l’enfance. Gallimard Les étapes majeures ce sont ces moments de passage intenses mais critiques que l’enfant doit traverser pour arriver à l'adolescence, puis à l'âge adulte. Le sevrage, la motricité, la propreté, les relations avec les autres sont les épreuves mêmes sur lesquelles il se construit à la conquête de son autonomie. Sans cesse, Françoise Dolto nous dit que le petit d'homme est un être de langage et que l'éduquer c'est «lui donner les règles, les repères, les interdits majeurs qui lui assureront cette sécurité existentielle qui seule peut soutenir son dynamisme et les forces vives de son désir»
•Lorsque l'enfant paraît. Le Seuil (3 tomes). Recueil des chroniques de Françoise Dolto sur France-Inter 

Publié le 15 mars 2016
Mis à jour le 07 avril 2016