Des albums jeunesse pour parler de la peur des monstres

Vous ne pourrez pas y échapper ! Les jeunes enfants sont un jour ou l’autre en proie à des peurs diurnes et nocturnes en tout genre. On l’observe particulièrement chez l’enfant entre 2 ans et 7 ans, mais ces craintes plus ou moins rationnelles trouvent leur prolongement encore longtemps après… patience et bienveillance sont de mise, pour les adultes, parents ou professionnels, qui s’aventurent sur ce terrain. Parmi les peurs du noir, du loup, des fantômes et sorcières, se glisse la peur des monstres ou équivalent symbolique (géants, ogres, grosses et grandes bêtes velues ou étranges…). Pour le jeune enfant, traverser ces peurs (du) monstre suppose de les convoquer, ça et là, de s’en approcher, pour mieux s’en éloigner. La crainte et le plaisir, constructifs quand ils ne sont pas débordants, vont alors de pair. Aussi quoi de mieux qu’un livre, pour jouer de ses peurs puis peu à peu les maîtriser ? Ces six grands classiques de la littérature jeunesse sont consacrés aux monstres et autres créatures féroces. Des monstres pas si terribles puisque les lecteurs en viennent souvent à se demander si ce n’est pas finalement la petite bête qui va manger la grosse. A dévorer sans modération, à condition, bien sûr, que l’enfant soit prêt et demandeur.
« Va-t’en Grand Monstre Vert !, Ed Emberley, 1996, L’école des loisirs
L’histoire : 
Chaque page de cette histoire dévoile une partie de la figure de Grand Monstre Vert : « deux grands yeux jaunes », « un long nez bleu turquoise », « une grande bouche rouge »… jusqu’à ce que le petit lecteur en herbe et l’adulte qui l’accompagne découvrent peu à peu le visage du monstre dans son intégralité. La deuxième partie du livre nous invite à déconstruire ce monstre en faisant disparaître page après page chaque partie du visage… jusqu’à lui dire au-revoir... ou pas !
 
 Ce qui plaît : 
-    Le côté participatif : les pages (pré)découpées dévoilant les parties du corps offrent un format sensoriel particulièrement adapté aux jeunes enfants.  
-    Grand Monstre Vert est un monstre moderne, aux couleurs vives et attractives. En somme il n’est pas si effrayant que cela ! 
-    La structure du récit rythmée et parfaitement orchestrée en trois temps : la lente narration autour de l’apparition de la figure du monstre, sa déconstruction qui plonge les lecteurs dans un registre impératif : « PARTEZ ! Cheveux violets ébouriffés !»… jusqu’à la phrase choc finale « VA-T’EN Grand Monstre Vert ! » et NE REVIENS JAMAIS ! »… « Sauf, si je te le demande ». 
-    La dénomination des parties du corps.

Ma lecture de psy : 
Il n’y a qu’à voir le visage souriant et absorbé des jeunes enfants (re)découvrant Grand Monstre vert pour saisir toute la pertinence de cette proposition artistique. 
Le rythme du récit, l’attrait des images et la dynamique d’apparition/disparition du monstre s’accordent parfaitement avec le jeu d’attraction/répulsion des figures de peur chez le jeune enfant. Celui-ci peut, au fil des pages, apprivoiser le monstre vert, choisir de le faire (re)venir ou de l’éloigner jusqu’à le faire disparaître. Il est ainsi maître du jeu, du livre, et de ses peurs. 
La pensée magique fonctionne ici parfaitement puisqu’en affirmant au monstre « Tu ne me fais pas peur ! », le rapport de domination s’inverse, et le monstre peut alors être chassé. 
Le livre cartonne chez les enfants de 2 à 4 ans dont les phobies ordinaires diurnes et nocturnes jonchent le quotidien. Mais il est étonnant de voir qu’il marche aussi parfois bien pour les plus jeunes, rapidement attirés par ce monstre joyeux plein de couleurs. 
Cette attirance précoce pour Grand Monstre Vert peut sans doute aussi s’expliquer par la tranche du récit consacrée à la nomination des parties corps (nez, bouche, yeux…) dont les tout-petits raffolent dès la deuxième année de vie. 
La nuance subtile qui ponctue la formule : « Ne reviens jamais ! », « Sauf si je te le demande ! » (écrite en vert et en petites lettres d’imprimerie) est un trait de génie de l’auteur. Il s’adresse-là directement à l’ambivalence du jeune enfant qui souhaite, à coup sûr, autant faire rester le monstre que le faire partir. 
Le monstre vert n’est d’ailleurs grand que par son signifiant : jamais sa silhouette n’est dévoilée dans son ensemble et nous ne faisons connaissance avec lui qu’à travers son visage.
Au final, Grand Monstre Vert ne fait pas si peur… il est étrangement familier, inspire à la fois mise à distance et identifications multiples. C’est d’ailleurs souvent le cas lorsqu’il s’agit de petits et grands bonhommes verts, à en croire la sympathie suscitée par des personnages tels que Shrek, les Martiens ou encore Maître Yoda. Or, les enfants et les livres sont souvent des miroirs de notre mémoire collective archaïque… Un monstre et un livre qui en disent donc plus qu’ils n’en n’ont l’air sur notre humanité !

A partir de : 2 ans jusqu’à 5 ans 

12,50
« La chasse à l’ours », de Michael Rosen, Helen Oxenbury, 1989, L’école des loisirs
L’histoire : 
Une famille (un papa et ses 3 enfants) se fait une joie de partir à la chasse à l’ours. Des obstacles naturels les attendent. Mais rien ne les arrête, sauf peut-être… l’ours lui-même ! Les voilà repartis en marche arrière et en (dé)route vers la chaleur du foyer retrouvé. 

Ce qui plaît : 
-    Les phrases introductives réitérées qui ponctuent chaque aventure, tels les refrains d’une chanson, ou la répétition d’un rituel : « Nous allons à la chasse à l’ours. Nous allons en prendre un très gros. La vie est belle. Nous n’avons peur de rien ». Puis « On ne peut pas passer dessus. On ne peut pas passer dessous. Allons-y, il n’y a plus qu’à… »
-    L’ours, figure populaire d’attachement et de peur. 
-    Les bruits lors de la traversée des obstacles « flou, flou,flou… », « Criss, criss… », « Hou, hou… ». Par ces simples onomatopées, ce n’est pas seulement l’ouïe qui est convoquée mais tout un monde de sensations infantiles (le contact avec la pelouse, la boue, la neige…le froid…)
-    Les traits dynamiques de cette famille en mouvement, en quête d’aventure comme de retrouvailles avec la réassurance de la maisonnée
-    L’alternance entre les pages noir et blanc et les pages de couleur, vivifiantes et joyeuses, malgré la rencontre des intempéries. 

Ma lecture de psy : 
A ce livre, je crois que j’associerai toujours mes souvenirs de première année en tant que psychologue de crèche. Assise à observer enfants et professionnels, j’assistais, curieuse et étonnée, à la demande insistante et répétée, sans relâche, de (re)lecture de la Chasse à l’ours. Nous en riions souvent avec les professionnelles, qui elles aussi, se questionnaient sur cette attirance sans faille vers la Chasse à l’ours. 
Notre surprise tenait sûrement du fait que la Chasse à l’ours s’adresse directement aux enfants, bien plus qu’aux adultes. 
Mais à y regarder de plus prêt, les adultes pourraient bien y trouver leur conte : c’est un peu de nostalgie et d’insouciance dont il est question, voire de souvenirs… ce qu’incitent à penser les pages en noir et blanc, tels des flashs backs, procédé emprunté à la photographie et au cinéma.  
Les paroles répétées rappellent le refrain du quotidien et de ses rituels si rassurants pour les jeunes enfants. Ce quotidien est pour eux aussi une aventure permanente, que la nature suffit à soutenir. 
L’accélération de la fin est inattendue, moment de retrouvailles nez à nez avec l’ours et avec la peur. Elle se lit et se relit avec délectation. 
Notons que là encore, la figure effrayante est introduite par la nomination des parties du corps bien (re)connues des tout-petits: les oreilles, les yeux... 
La  capacité à rebrousser chemin et à (se) retourner vers l’intérieur du foyer familial en cas de danger est sans doute ici racontée au sens propre comme au figuré. 
L’absence de figure maternelle est parlante, mais peut bien passer inaperçue, suivant les lecteurs, petits ou grands, laissant à chacun sa part d’interprétation. 
Enfin, ce récit se joue de notre ambiguïté à tous face à l’Ours, tantôt peluche réconfortante ou bête sauvage. Ainsi, à la fin du livre, apparaît l’Ours, l’air penaud, ramenant encore et toujours à la fameuse question : qui fait peur à qui ? 
La chasse à l’ours est donc une prouesse esthétique et poétique, aux lectures multiples et universelles : pas étonnant que ce livre soit à l’origine de chansons, devenues classiques en collectivité, et même d’une adaptation cinématographique. 

A partir de : 18 mois jusqu’à 6 ans environ 

6
« Toc ! Toc ! Qui est là ? », de Sally Grindley et Anthony Browne, 2005, L’école des loisirs
L’histoire :
C’est l’heure du coucher. Une petite fille entend frapper à la porte. S’ensuit le fameux « qui est là ? », et le non moins conventionnel défilé de personnages épouvantables (à un détail prêt) : gorille, dragon, sorcière, fantôme, géant… viennent perturber le sommeil de la petite fille. Quel soulagement lorsqu’elle retrouve son papa…

Ce qui plaît : 
- La fameuse ritournelle théâtrale du « toc, toc… qui est là ? »
- Le détail rassurant (les pantoufles !), fil conducteur propre aux albums d’Anthony Browne. 
- La convocation de l’imagerie populaire terrifiante (fantômes, dragons…)
- La coexistence du fantastique et du rationnel (« je savais que c’était toi !»), en connexion directe avec le fonctionnement psychique infantile.

Ma lecture de psy :
Qui ne se souvient pas avoir eu peur qu’un monstre, un fantôme ou autre équivalent symbolique passe le pas de la porte et s’introduise dans la chambre ?
Ces scénarios d’effraction, entre veille et sommeil, ne sont-ils pas avant tout projectifs ? Le personnage fantasmagorique est alors en partie représentatif de ce qui fait peur chez soi, en soi (la pulsionnalité, l’agressivité, le côté sauvage, l’inconscient des cauchemars…). 
Mais alors, comment freiner l’emballement de scénarios catastrophes imaginaires ? L’appel à la figure familière rassurante est un des possibles. 
Dans cette histoire comme dans la vraie vie, le papa qui réconforte est aussi celui qui peut faire semblant de faire peur, ou jouer à faire peur… la limite est parfois ténue, et c’est toute la subtilité de ce livre, qui joue des peurs sans jamais semer la terreur. 

A partir de : 2 ans jusqu’à 6 ans environ 

6
« Chhht !», de Sally Grindley et Peter Utton, 1991, L’École des loisirs
L’histoire :
Chhht ! plonge le jeune lecteur au cœur du château d’un géant. De fenêtre en fenêtre, il peut choisir d’ouvrir celles-ci ou de les laisser fermées, à ses risques et ses périls…

Ce qui plaît : 
-    L’originalité du récit
-    Les fenêtres pré-découpées, objets de manipulation et de suspense par excellence. Elles conduisent le lecteur page après page vers le géant du château. 
-    Le texte participatif qui invite à l’action « Vite, tourne la page ! » et à la réaction. L’enfant peut en effet répondre aux questions s’il le souhaite (ex : « Crois-tu qu’on l’a réveillée ? »)
-    Les 1001 détails fournis par les illustrations.
-    Le jeu entre excitation de la peur et maintien/retour au calme dans ce livre qui suscite le chuchotement. 
-    La répétition de la même scène (un personnage qui dort et qu’il ne faut pas réveiller, l’ouverture d’une fenêtre vers une autre pièce et un autre personnage…) déclinée sur plusieurs pages. 
-    La chute de Chhht ! : Sans spoiler, ça vaut le détour et donne, en général, l’envie d’y refaire un petit tour.

Ma lecture de psy :
Chhht ! est selon moi le livre passerelle par excellence entre la toute petite enfance et la jeune enfance. C’est pourquoi il plaît souvent aux « grands » de la crèche, mais aussi aux enfants de Maternelle, toute section confondue. La narration est fournie et doit tenir compte d’une certaine capacité à se concentrer, mais aussi à approcher la peur sans y adhérer totalement. Il rencontre un franc succès en lecture individuelle. Cela permet d’accompagner l’enfant de manière ajustée à son rythme et en tenant compte de son ambivalence, de son désir d’aller plus loin ou de s’arrêter là. Mais il peut être également pertinent de proposer le livre en lecture collective (petit groupe), car dès le plus jeune âge, il n’y a rien de plus drôle et de sensationnel que de se faire (un petit peu) peur à plusieurs ! 

A partir de : 2 ans et demi jusqu’à 6 ans environ 
Petite précaution : l’histoire fait fureur mais elle peut aussi véritablement dresser les poils. Le mieux est alors de lire le livre pour soi avant de le lire à l’enfant afin de se demander s’il est vraiment approprié (en fonction de ses réactions générales ou de sa sensibilité), quitte à le (re)proposer plus tard. 
 

15
« Gruffalo », de Julia Donaldson et Axel Scheffler, 1999, Gallimard Jeunesse
L’histoire :
Une souris se promène dans le bois. Elle croise un renard, un hibou et un serpent qui en feraient bien leur repas. Mais la petite souris décline leur invitation à manger/être mangée puisqu’elle a rendez-vous avec le (soi-disant) fameux « Gruffalo ». La ruse tient jusqu’à ce que la petite souris croise RÉELLEMENT le Gruffalo, qui lui-même cherche à se régaler…

Ce qui plaît :  
- La petite souris, bien plus petite que les autres, mais bien plus maligne. Une héroïne à laquelle les jeunes enfants s’identifient donc parfaitement !
- La structure répétitive de ce conte-randonnée, rassurante et percutante : l’ordre de rencontre des animaux, les phrases clés « Un gruffalo ? Mais qu’est-ce que c’est ? Tout le monde le sait ! »…
- La poésie du texte, en alexandrins ! Les phrasés narratifs sont riches, mais très accessibles à tous. 
- Le zoom sur les attributs du monstre : griffes, dents, défenses, « orteils écartés »,  verrue, « corne aux genoux », « yeux oranges »… permettent d’approcher le Gruffalo à bonne distance, sans toutefois être effrayé.

Ma lecture de psy :
Le Gruffalo, c’est un peu la rencontre entre le Yéti et le Loup : celui dont on a toujours entendu parler mais que personne n’a jamais vraiment vu, qu’il soit issu du folklore légendaire ou réel. 
Lorsque la souris se trouve nez à nez avec le Gruffalo, la morale de l’histoire pourrait bien être : tel est pris qui croyait prendre. Mais ce conte va plus loin. Plus que la rencontre avec le Gruffalo, fruit de l’imaginaire de la souris (ou de l’imaginaire collectif), c’est la rencontre avec ses fonctions cognitives et intellectuelles qui surprend les lecteurs. « Ruser », et surtout changer de ruse, suppose de dépasser les investissements pulsionnels primaires, pour tendre vers le raisonnement et des stratégies d’adaptation, ce qui est loin d’être évident pour un jeune enfant, mais en processus évolutif. La relative longueur de l’histoire, les rebondissements, font écho à ce cheminement psychique progressif et semé d’embuches. 
La complémentarité du duo petit-rusé/grand-costaud, un classique de la littérature et du cinéma (par exemple dans Astérix et Obélix), est ici utilisé avec finesse, puisque l’union fait la force, mais à l’insu du Gruffalo…

A partir de : 3 ans jusqu’à 7 ans environ 

13,50
« Max et les Maximonstres », de Maurice Sendak, 1963, L’école des loisirs
L’histoire :
C’est le soir. Max et sa maman sont en colère. Max, vêtu de son costume de loup, a fait beaucoup de bêtises. Il se retrouve au lit sans souper, porte fermée… c’est la porte ouverte à une toute autre aventure. Le voilà parti sur les flots, en direction d’un nouveau pays, celui des Maximonstres. Il passe du temps avec les créatures de l’île, fait la fête, est accueilli et reconnu comme leur roi, le Roi des (Maxi)monstres. Bientôt, le manque se fait sentir, celui des gestes tendres et du souper. Il faut alors savoir dire NON et au revoir aux Maximonstres, reprendre la mer pour enfin regagner sa chambre.  

Ce qui plaît : 
- Le personnage principal, roi des bêtises et pourtant si petit ! Les jeunes enfants peuvent aisément s’identifier à lui, reconnaître les scènes de la vie quotidienne où tout-un-chacun (enfant comme parent) se retrouve débordé par ses émotions. 
- L’hyper-réalisme des monstres aux détails multiples : griffes, dents, crocs, poils, écailles plumes, cornes, yeux jaunes, et regard (drôlement inquiétant pour certains). Fascination assurée. Attention, certains petits lecteurs y sont plus sensibles que d’autres !
- Des illustrations originales et intemporelles aux allures de fresque ou de tapisserie
- La double lecture possible : Max a-t-il rêvé son aventure ou l’a-t-il réellement vécue ? 
- Un récit qui laisse place aux mots et à l’imaginaire de ses jeunes lecteurs : en effet, lors de la grande fête sur l’île, seules les illustrations figurent la scène, sur plusieurs pages. Il n’y a alors plus de texte. 

Ma lecture de psy :
Max et les Maximonstres est l’album du passage de la petite enfance à l’enfance. Tout y est : l’enfant “terrible”, l’amour, la tendresse mais aussi la haine ou la colère, leurs corollaires. La frustration et les pulsions dévoratrices voire cannibaliques y ont une place centrale, à l’image des expressions populaires de notre langue française: “ Je vais te manger!” dit Max à sa maman. “Nous vous aimons terriblement. Nous vous mangerons!” rétorquent, tel un écho, les monstres à Max tandis qu’il s’apprête à quitter l’île. La toute-puissance infantile et son douloureux mais bénéfique renoncement, la séparation et les retrouvailles y sont magnifiquement métaphorisées par le “voyage intérieur” et ces monstres (d’émotion) que Max doit bien se résoudre à quitter. C’est la fin du règne du petit (Oedipe) Roi. Un processus qui prend du temps…”plus d’un an” nous dit Sendak ! Reste à jouer au loup, et manger son repas aux saveurs finalement sans pareil. 
Un livre voyage qui ne laisse personne indifférent…

A partir de : 3 ans jusqu’à 6 ans environ 

9
Article rédigé par : Marine Schmoll
Publié le 20 septembre 2022
Mis à jour le 20 septembre 2022