Des albums jeunesse sur la phase dite d’opposition

Quel parent ou quel professionnel n’a pas été surpris devant le premier « NON » prononcé par cet enfant, qui, il n’y a pas si longtemps encore, souriait à tout va ? Lui, qui, quelques semaines auparavant, se montrait enclin à accepter toute proposition honnête venant de l’adulte telle que manger, s’habiller, aller se coucher et même… prendre son bain. Ce n’est pas sans difficulté qu’arrive le premier « NON » du jeune enfant, lors de sa deuxième année de vie, et que les adultes qui l’entourent accueillent les 3589 autres « NON » qui s’en suivront (statistique non officielle !) C’est alors une véritable Résistance qui s’érige, parfois même en bande organisée, si l’on compte la fratrie et les doudous. Mais c’est une excellente nouvelle, car pour les jeunes enfants, dire « NON » signifie pouvoir dire « OUI » un jour. Comme les adolescents (et quelques adultes plein de vitalité), ils doivent pouvoir interroger le monde qui s’impose à eux pour en comprendre les multiples contours, puis les accepter, en interagissant avec, en y amenant leur touche créative, et en y engageant leur propre personne. Chaque rituel du quotidien, jusqu’ici sans question, peut alors tourner au sacerdoce. Afin de traverser cette période sans s’essouffler, je conseille aux parents et aux professionnels concernés de s’armer de patience (pour plusieurs années), mais aussi de se munir de quelques livres clés qui aident à transformer ce quotidien en jeu d’enfants (ou presque !) et surtout de pouvoir en rire ensemble… jusqu’au prochain « NON » ! Bonne lecture à tous.
« Non ! », de Jeanne Ashbé, 2008, L’école des loisirs
L’histoire : 
Petit poisson rouge « a faim d’un bonbon » ! ». Mais la réponse de « grand poisson rouge » n’est pas tout à fait celle escomptée… les voilà partis tous deux vers la valse du « non ! », spirale dont ils se sortiront grâce à une recette tout aussi délicieuse. 

Ce qui plaît : 
-    L’univers marin et aqueux, qui rappelle le ventre maternel, paradis supposé de la zéro frustration ! 
-    Le petit format cartonné, facile à manipuler.
-    Les phrases courtes et les rimes, telles une comptine ou une poésie.  
-    Le « NON » à répétition, de l’adulte et de l’enfant, sur toutes les gammes, en version calme ou tempête émotionnelle. 
-    Le « Bonbon », objet symbolique de tous les désirs. Et pourtant, ça rime avec « NON », pour le plus grand plaisir des petits lecteurs !
-    Le « câlin » final, réponse ultime qui met tout le monde d’accord.

Ma lecture de psy : 
Ce petit livre « pépite » aborde avec une grande fraîcheur la période du « NON », essentielle au développement du jeune enfant durant sa deuxième année de vie. Un virage qui n’est pas toujours facile à prendre pour les jeunes parents ! 
Ici, l’angle d’approche ou la métaphore filée est celle de l’alimentation. Jeanne Ashbé nous mène tout droit vers les scènes de refus de diversité alimentaire propre à cet phase, appelée également « néophobie alimentaire ». En effet, après avoir diversifié et accepté avec plaisir toute sorte d’aliments qu’ils soient rouges, verts ou bleus, et grandi à vitesse grand V, le jeune enfant se détourne soudain de son assiette, pour se consacrer aux joies du sucre ou des pâtes au beurre (et autres variantes). Cette phase est d’autant plus déroutante pour le (jeune) parent débutant qu’elle peut durer longtemps !

Dans ce livre, la transposition de l’histoire à l’univers animalier permet d’aborder autrement cette source potentielle de conflit avec l’enfant. Il n’est point question ici d’épinards ou de légumes (l’aliment dont on ne doit surtout pas prononcer le NOM !) mais de « mousse aux gardons » ou de « soupe aux vairons »… Seul le « bonbon » sonne comme une petite musique familière et délicieuse pour le lecteur en herbe, même s’il n’y a pas forcément encore goûté. 

Le scénario tel qu’il est déployé avertit avec subtilité sur les risques d’une trop grande proposition de choix à table et face au refus de l’enfant. Le jeune enfant, comme le poisson, finit par être perdu, noyé dans un océan d’options (à son échelle, c’est un océan !) parmi lesquelles il est incapable de naviguer et de choisir.

Et c’est toute la subtilité de cette phase du « non » : le jeune enfant sait qu’il ne veut pas mais il ne sait pas ce qu’il veut. Il revient donc encore à l’adulte de choisir (ouf, inutile de s’épuiser à préparer 5 plats différents!), ou éventuellement de proposer deux variantes simples de repas… pas plus. Ça vaut d’ailleurs aussi pour les vêtements du matin, ou le bain du soir ! 

Ce qui n’empêche pas de rajouter une bonne dose de jeu, de malice, d’astuces et de « câlins », comme dans le livre, pour que la recette prenne et le repas quotidien comme les autres routines ne se transforment pas en cauchemar pour tous.  

C’est d’ailleurs à d’autres besoins essentiels du jeune enfant auxquels fait référence ici Jeanne Ashbé : les nourritures affectives, avec ce mouvement de tendresse qui réunit grand et petit poisson à la fin, et les nourritures culturelles, en s’appuyant sur ce texte poétique. 

Le « petit non» de grand poisson rouge rappelle que le « non » de l’adulte peut être tout en rondeur, en douceur, mais néanmoins d’une grande clarté. Même s’il n’est pas toujours facile de garder son calme face au « NON » un tantinet plus expressif du jeune enfant qui, comme le petit poisson rouge, n’hésite pas à ouvrir GRAND la bouche et montrer ses crocs!

A partir de : 10 mois jusqu’à 5 ans environ (franc succès entre 18 mois et 2 ans)

8
« Je veux des pâtes ! », de Stéphanie Blake, 2008, L’école des loisirs
L’histoire : 
Voilà un petit lapin qui ne souhaite manger que des pâtes ! Matin, midi et soir, Simon refuse le met qui lui est proposé. Sa revendication est urgente et sans détour : « JE VEUX MANGER DES PÂTES ! ». Ses manifestations s’adoucissent, lorsqu’il entend sa maman parler au loin du dessert. La colère s’apaise, laissant place aux formules tendres entre Simon et sa maman, à la soupe et, cerise sur le gâteau, au dessert chocolaté. 

Ce qui plaît : 
-    Un lapin qui ne mâche pas ses mots, et suscite d’emblée l’identification du jeune lecteur ! Simon dit, ou plutôt hurle tout haut ce que les jeunes enfants pensent… tout haut également. 
-    Le masque de Simon, qui lui donne l’allure d’un vrai super-héros du quotidien. 
-    La scène jubilatoire de montée en puissance de la colère et de l’envie : « JE VEUX DES PÂTES » !!!! Un plaisir partagé pour l’adulte qui lit et l’enfant qui suit, en général sourire aux lèvres. 
-    Le chat, affublé d’une serviette à carreaux, qui fait lui aussi la grimace à l’idée de manger de la « SOUPDEPOTIRON ».  
-    Le contraste entre les passages narratifs, tout en liaison, lorsque s’expriment les adultes, et les déclarations exclamatives de Simon.
-    La fin humoristique, qui crée la surprise, en même temps qu’une légère impression de déjà vu… tant l’histoire semble calquée sur les scènes de repas de la vie quotidienne. 

Ma lecture de psy : 
« Je veux des pâtes ! » nous plonge directement dans l’univers de la néophobie et de la sélection alimentaire classiques du jeune enfant. Cette retranscription hyper réaliste du conflit attablé n’en n’est pas moins dotée d’un humour décapant, qui permet de relire avec plaisir ces moments de tension. Face à ces scènes classiques, répétitives, mais néanmoins éprouvantes, à chaque famille de trouver/créer des solutions, des compromis, qui offre une place de choix aux pâtes comme au désir et à l’opposition de l’enfant, sans toutefois le laisser seul face à un flot d’émotions qui pourrait bien finir par le submerger davantage. 
La solution trouvée ici est le fameux « file dans ta chambre », source de polémique de nos jours. Il permet dans ce livre à Simon d'exprimer, de décharger ses tensions dans un espace cocon qui est le sien, puis de retrouver le calme et de participer au repas, temps de retrouvailles social et familial emblématique (mais chargé d’(at)tens(t)ions !) 
Stéphanie Blake réussit en tous cas le tour de force de nourrir petits et grands avec ce délicieux et malicieux récit. Si bien qu’en famille, en crèche, chez l’assistante maternelle ou à l’école, ils en reprennent toujours une petite louche !

A partir de : 18 mois jusqu’à 5 ans environ

6
« Le pigeon a besoin d’un bon bain ! Pas du tout», de Mo Willems, 2015, éditions Kaléidoscope
L’histoire : 
Voici l’heure et le temps venus pour le pigeon de prendre « un bon bain ». Le pigeon, lui, ne semble pas tout à fait du même avis que le personnage narrateur. Après moult élucubrations philosophiques et culturelles sur la notion toute relative de « propre » et de « sale », la température de l’eau, ou autre considération, en plus d’un léger accès de colère, le pigeon doit bien se résoudre à plonger dans le bain, pour bientôt… ne plus vouloir en sortir. Jouissif…

Ce qui plaît : 
-    Un livre interactif et participatif, un peu comme chez Guignol, mais sans Gnaffron. Pas de peur pour le jeune enfant, juste de l’humour en barre. 
-    Toutes les projections sont possibles pour cet anti-héro des plus singuliers : un pigeon qui ne sent pas bon ! 
-    La scène des mouches qui poursuivent le pigeon, attirées par son odeur nauséabonde.
-    Le registre directif, exclamatif voire familier. 
-    Les grandes bulles, comme dans une BD mais adaptées aux jeunes enfants. 
-    Un héro dans un tout petit corps qui parle pourtant très bien, négocie et saute partout : de quoi s’identifier pour le petit attentif à l’histoire et rappeler à l’adulte qui lit l’agitation joyeuse propre aux jeunes enfants. 
-    La ritournelle paradoxale de l’avant-scène du bain, parfaitement mise en images et en mots : « trop chaud », « trop froid », « pas assez de jouets », « trop de jouets »… 
-    Le « PLOUF » quasi final et jubilatoire. 

Ma lecture de psy : 
Ce livre est un vrai trésor de la littérature jeunesse, à ce jour pas si connu en France. Mo Willems, son auteur, a pourtant été multi-récompensé pour son œuvre aux Etats-Unis. 

Le récit, tiré de la collection des « pigeons », dépeint avec liberté et originalité le moment ô combien critique du bain pour le jeune enfant. En effet, passés les deux ou trois premières années de délectation dans l’eau, les chérubins peuvent tout à coup faire preuve d’une grande résistance à cette étape néanmoins obligée, tant leur capacité à se souiller dans leur journée bien remplie sur le plan psychomoteur fait elle aussi ses preuves !

Les rituels du soir peuvent alors devenir plus tendus, le fameux rituel du bain s’ajoutant aux joies du repas comme du coucher. 

Cependant, comme la vérité sort de la bouche des enfants (et du pigeon), cette histoire nous tend un miroir, rappelant que si l’hygiène reste fondamentale, elle ne s’inscrit pas encore pleinement dans la culture du jeune enfant. L’eau est néanmoins source de bien d’autres vertus pour les tout-petits comme pour le pigeon du récit que sont le plaisir, la détente, le jeu, la découverte et l’apprentissage. Rien que ça…

A partir de : 18 mois jusqu’à 6 ans environ. Plus l’enfant grandit, plus il aura accès aux différents registres de compréhension. 

13
« Au lit, petit monstre ! », de Mario Ramos, 1996, L’école des loisirs, collection pastel
L’histoire : 
Il est l’heure d’aller au lit. Mais voilà que « petit monstre » fait tourner en bourrique son papa. Il court dans le salon pour ne pas se faire attraper, refuse de faire un bisou à sa maman, prend son temps pour le brossage de dents, le passage aux toilettes, la lecture du soir, demande un dernier verre d’eau… Un vrai petit garçon, somme toute, qui, au moment d’éteindre les feux, nous fait pourtant voir son papa d’un autre œil ! 

Ce qui plaît :
-    Le mélange des représentations humaines et animales, forces de projection pour le jeune enfant
-    Être les témoins attentifs de ce « petit monstre » plein de vie, à l’énergie et l’excitation montantes, même (et peut-être) surtout quand vient la nuit. 
-    La représentation fantasmagorique du petit garçon, ancré dans un scénario pourtant hyper-réaliste des scènes de coucher de la vie quotidienne.
-    La fin de l’histoire, inattendue. Elle ouvre une autre dimension et fait faire un pas de côté à l’enfant et l’adulte lecteur en posant implicitement la question suivante : finalement, c’est qui le « Monstre » ? 

Ma lecture de psy : 
« Au lit, petit monstre ! » est un livre qui relate avec ironie l’incompréhension des langues entre adultes et enfants au moment du coucher. En effet, tandis que la fatigue s’installe pour tout un chacun, le jeune enfant peut le traduire par une agitation psychomotrice d’autant plus importante. C’est pour mieux lutter contre la Mélatonine, mon enfant ! Mais aussi contre les angoisses du soir. 
A partir d’un certain âge en effet (souvent vers 2/3 ans et par phases, jusqu’à 5/6 ans), le jeune enfant peut être en proie à certaines inquiétudes qui peuvent venir différer l’heure du coucher : « Que se passera-t-il une fois endormi ? Les cauchemars vont-ils me rendre visite ? Que font maman et papa durant mon sommeil ? Je viens à peine de les retrouver, peut-être pourrais-je en profiter davantage ? Si on se dit bonne nuit, vais-je les retrouver demain matin ? »…
Notons que cette capacité à chambouler l’ordre établi à l’heure du coucher va souvent de pair avec un changement dans les rythmes de sommeil : moins ou plus de siestes, siestes plus tardives, pas de sieste mais grande fatigue par exemple en Moyenne section de Maternelle, terreurs nocturnes…
Pour le parent qui accompagne l’enfant au lit, il n’est pas toujours évident de garder son calme et le sourire (comme le papa de l’histoire) lors de ces moments pourtant précieux. 

On peut justement se servir du livre pour discuter des émotions que vivent enfants et adultes lors du coucher : « tu vois, le papa ne sourit pas beaucoup (sauf au moment de la lecture de l’histoire du soir !), il doit être très fatigué de sa journée (de travail…), comme papa ou maman parfois…». 
La maman de l’histoire semble avoir encore un peu de patience dans son sac, peut-être justement parce qu’elle est ici en personnage tiers et ne participe pas directement au rituel du coucher. 
Passer le relai à l’autre parent certains soirs, lorsque cela est possible,  peut d’ailleurs s’avérer aidant lorsque le plaisir n’y est plus. 
Ce livre peut ainsi tendre un miroir aux adultes et les aider à prendre du recul sur leurs propres réactions émotionnelles. 

Mais il peut aussi permettre de poser des mots et des images sur des sensations infantiles désagréables lors de ces scènes où le jeune enfant, avec le langage qui lui est propre, réclame en fait à corps et à coups de brosses à dents des réponses parentales essentielles à son développement que sont la réassurance sécurisante et la fonction de pare-excitation. 

L’appel à la métaphore animale fantastique (sorte de monstres-dragons) est facilitatrice car le jeune enfant s’identifie et projette aisément ses vécus internes sur des personnages non-humains. On le voit dans le jeu du jeune enfant au quotidien, lors des consultations psychologiques, ou dans les tests projectifs qui peuvent parfois leur être proposés lors de bilans psychologiques (ex : Le CAT (Children Apperception test) ou le  « Patte-Noire »).  

Les représentations du monstre, qu’il soit petit ou grand, et la « scène dans la scène », avec le clin d’œil à Max et les Maximonstres - histoire du soir choisie par le petit garçon du livre - fait écho à notre précédent article sur la peur des monstres. Ce livre peut donc aussi être lu à la lumière de cette thématique : Des albums jeunesse pour parler de la peur des monstres.

A partir de : 2 ans jusqu’à 6 ans environ

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Article rédigé par : Marine Schmoll
Publié le 31 octobre 2022
Mis à jour le 01 novembre 2022