Jouer dans un environnement minimaliste, jusqu’à quel point ?

Depuis quelque temps, les projets pédagogiques qui reposent sur un retour à la simplicité et sur une plus grande connexion à la nature ont le vent en poupe. Ils demandent beaucoup de motivation et d’implication de la part des équipes. Du point de vue financier, ils sont facilement approuvés car ils laissent entrevoir une baisse des dépenses de fonctionnement. Alors, prudence pour que la conscience écologique ne soit pas uniquement un prétexte pour économiser. C'est le point de vue, un peu à contre courant, de la psychopédagogue Fabienne Agnés Levine.
Des idées vertueuses
À côté des situations pointées dans le récent rapport de l’IGAS qui ne sont pas tolérables un jour de plus, il existe des centaines de structures dans lesquelles les équipes travaillent sur des projets qui visent au bien-être des enfants. Dans un objectif de développement durable, bienvenue aux éléments de la nature, aux objets du quotidien, aux matériaux de récupération, aux pâtes à modeler comestibles, aux grands cartons transformés en cabanes. Vive les cours végétalisées dans lesquelles les enfants dessinent dans la terre avec un bâton et utilisent des brindilles ou des cailloux pour jouer à cuisiner. Fini ou presque, le mobilier encombrant, les décorations standardisées, les jouets avec des piles et les supports d’activités manuelles repérés dans les catalogues spécialisés ! Oui, mais…

Des objets de récupération tous azimuts
Haro sur les jouets : le plastique, ce n’est bon ni pour la planète ni pour la santé ; le bois, c’est trop lourd et parfois recouvert d’un vernis polluant ; les jouets avec des piles, c’est bruyant ; les jouets compliqués, ils sont vite délaissés. Il y a tant de raisons de critiquer certains jouets du commerce et de douter de leur intérêt pour des enfants de moins de 3 ans. Aussi, une alternative proposée consiste à mettre entre les mains des jeunes enfants des éléments venus d’autres univers : cuillères en bois, entonnoirs, bouchons, boîtes vides, essoreuses à salade, anneaux de rideaux, bouchons, caoutchoucs pour bocaux, etc. Sous le nom de « jeux hétéroclites », « jeux heuristiques », « boîtes à trésors » ou plus simplement « objets du quotidien », cette activité offre une occasion d’exploration libre et de combinaison entre des objets variés, sans oublier l’action essentielle de remplir et vider. De là à affirmer que les enfants jouent tellement bien avec tout et n’importe quoi, cela se discute, surtout lorsqu’ils passent une longue journée dans un mode d’accueil.
Moralité : Avoir un budget satisfaisant pour les jouets n’empêche en rien de proposer autant qu’on veut des séances de découverte d’objets plus « neutres ».

Des emballages de carton à volonté

À la maison, quel adulte n’a jamais pensé, suite à une livraison, à poser la grande boîte d’emballage vide au milieu de la pièce pour le bonheur des jeunes enfants ? En EAJE, il a fallu braver les réglementations des PMI pour s’autoriser à installer une série de cartons de tailles différentes comme terrain de jeu. L’expérience est en général concluante : les enfants s’y engouffrent ou se cachent derrière, les poussent et inventent des histoires. Les grands cartons peuvent être complétés par des gros tubes utilisés pour les textiles, des boîtes à œufs, des flacons, etc. Ces installations ont l’avantage de favoriser les comportements d’imitation entre pairs grâce à la présence d’objets en plusieurs exemplaires. Elles sont investies par les enfants avec beaucoup de joie, surtout lorsqu’elles sont ponctuelles. Mais les activités à base de matériel vendu sur les catalogues spécialisés procurent, elles aussi, des expériences intéressantes : cerceaux, plots, blocs moteurs, maison avec volets, briques géantes, plaques tactiles…
Activité « cartons », le pour : du matériel gratuit et facile à remplacer ; du matériel propice à l’inventivité. Le contre : du matériel de jeu à l’hygiène inégale ; des matières inflammables stockées dans les locaux.

Des éléments de la nature en guise de jeux
Les ateliers autour de la nature ont beaucoup de succès dans les modes d’accueil : découverte de textures, reconnaissance de photos d’animaux, boîtes à sons. La nature offre aux jeunes enfants de belles occasions de jeux sensoriels, moteurs et symboliques. Que ce soit en leur permettant de passer beaucoup de temps dehors ou en faisant entrer la nature à l’intérieur, les bienfaits sont indéniables : éveil des cinq sens, bien-être, découverte des petites bêtes, droit de se salir. Jardiner, nourrir les animaux, observer les fleurs et les insectes à la loupe sont de grandes sources de plaisir et d’apprentissage pour petits et grands. La nature met aussi l’enfant face à des limites, que ce soit pour éviter les dangers ou pour respecter le vivant, ce qui est éducatif. Pour autant, remplacer tous les jouets du commerce par des matériaux naturels ou des jouets fabriqués à la main est délicat à envisager pour les tout-petits. Ne serait-ce que la manipulation de feuilles, de pommes de pin, de cailloux, de brins d’herbe demande une grande vigilance de la part des adultes car ces éléments ne sont pas dépourvus de tout risque. En particulier, pour les bébés, la proposition de jouets d’éveil avec des normes de fabrication et des labels de qualité reste bien rassurante.
Remarque : Évitons d’opposer l’environnement en lien avec le monde du vivant et l’univers des jouets. Excepté dans le cas spécifique des crèches en plein air, les enfants ont besoin de nature mais aussi de salles de jeu bien aménagées et remplies de jouets.

Des salles de jeu vidées
En parallèle d’autres initiatives visant à une démarche respectueuse du jeune enfant, de ses besoins et de ses rythmes (comme la journée sans montre), se sont multipliées les expériences de journées « sans jouets » et d’activités « rien ». C’est une manière de mettre un vent de liberté dans des salles de jeu aménagées selon des plans d’architectes et remplies de mobilier classique. Il est vrai que des choix faits à un instant T ne correspondent plus forcément à l’évolution des pratiques ou aux envies d’une nouvelle équipe. Que faire de la structure à grimper qui prend toute la place, des barrières fixées au sol pour délimiter les coins jeux, de la rampe de garage intégrée dans un meuble d’angle qui prédétermine le coin pour jouer aux voitures ou des lits pour poupées encombrants ? Depuis 2016, le rapport Giampino déplore « l’uniformité et la standardisation des locaux », regrette l’existence « des lieux et des objets aseptisés » et préconise de « penser et de préparer un environnement propice à l’exercice de la vitalité découvreuse de l’enfant ». Offrir un espace de jeu libéré de tout obstacle à la créativité sous les deux formes citées peut répondre en partie à cette volonté. Si ces dispositifs sont quotidiens, ce qui a fonctionné comme effet de surprise perd de son charme, si tant est qu’il y en ait un. Déjà en 2011, dans une revue suisse (Revue [petite] enfance, n° 105), un article à ce sujet concluait ainsi : « L’atelier “rien” n’a de sens que si le reste du temps le jouet est présent et que l’on articule un ensemble cohérent d’activités avec et sans matériel ludique. »
Question de point de vue : Si on découvre pour la première fois l’idée d’épurer l’environnement pour se recentrer sur les interactions entre joueurs et leur créativité, l’enthousiasme est possible. Quand on a connu la fin des crèches dépourvues de jouets (dans les années 1980), on a plus de mal à repérer les bienfaits d’une grande salle de récréation vide.

De la qualité en toute chose
À l’heure où les contraintes économiques sont partout présentes, les projets qui amènent à dépenser moins constituent une véritable aubaine pour les gestionnaires d’EAJE publics et privés. Privilégier les initiatives issues de la créativité des professionnels et du lien avec la nature n’est pas une raison pour baisser ses exigences envers le matériel de jeu et les jouets. Sur le terrain, pendant que des professionnels se réjouissent d’avoir bravé les obstacles administratifs pour laisser jouer les enfants avec des matériaux de récupération, d’autres attendent avec impatience de pouvoir commander du mobilier à leur hauteur pour y installer les jouets. Les uns et les autres ont leurs raisons ; aussi l’important est d’avoir d’un côté le droit d’être inventif, de l’autre le budget pour s’équiper.

 
Article rédigé par : Fabienne Agnès Levine
Publié le 02 mai 2023
Mis à jour le 02 mai 2023