La posture d’étayage pendant le jeu de l’enfant : un accompagnement sur mesure

L’étayage est une notion centrale en pédagogie qui s’appuie sur les travaux de deux chercheurs du XXe siècle, Vygotski et Bruner. Leur conception des interactions enfant-adulte pendant une tâche bouscule nos représentations de l’enfant explorateur, qui découvre tout par lui-même. Qu’est-ce que l’étayage ? En quoi cet éclairage théorique interroge-t-il la tendance actuelle à la non intervention de l’adulte dans les situations de jeu ? Les explications de la psychopédagogue Fabienne-Agnès Levine
Accompagner les temps de jeu fait appel à des compétences spécifiques dans un mode d’accueil individuel ou collectif. Concernant le positionnement au sens spatial du terme, l’image de l’adulte phare proposée par Anne-Marie Fontaine fait l’unanimité : choisir une place stratégique auprès des joueurs contribue à leur sécurité affective et favorise leur démarche exploratoire. Certes, mais au-delà de la métaphore du phare, éteint, éclairé, éblouissant, clignotant ou autre, pour qualifier la présence de l’adulte, qu’en est-il des interactions comportementales et verbales qui sont le cœur de métier quand on travaille avec des tout petits ? Le concept d’étayage développé par Jérôme Bruner (1915-2016), indissociable de celui de zone proximale de développement décrit auparavant par Lev Vygotski (1896-1934) concerne l’attitude de l’adulte pendant le déroulement d’un jeu entrepris par l’enfant.

Identifier la demande du joueur
Seul un contexte de liberté de mouvement et de libre choix est propice à l’activité ludique et exploratoire du jeune enfant : ce constat fait consensus. Toutefois, attribuer une place centrale au jeu libre ne suffit pas pour savoir si chaque enfant, dès lors qu’il s’engage dans son jeu, est accompagné dans son individualité. Un enfant qui joue est un enfant avide de découvertes, qui enchaîne les expériences pour mieux les reproduire et en tirer de nouveaux apprentissages. C’est aussi un enfant qui se donne un projet à court terme : attraper un jouet, en pousser un autre, ouvrir une boîte, encastrer une forme, empiler deux cubes, faire glisser une voiture sur une pente, transvaser du sable, faire une boule de pâte à modeler, reproduire le geste de donner à manger avec cuillère et dînette, trouver un accessoire pour faire semblant de soigner un poupon …, la liste est infinie. Très vite au cours du développement psychomoteur, il s’agit de l’enchaînement de petits projets plutôt que d’un seul objectif repérable. Dans le jeu, l’enfant se confronte autant à l’environnement matériel constitué par l’offre à jouer qu’à ses propres capacités et ses limites. Certains enfants persévèrent jusqu’à l’obstination, d’autres abandonnent au premier obstacle et sont de fait amenés à papillonner dans la salle de jeu. Parmi ces derniers, quelques-uns se mettent en retrait, d’autres jouent par procuration en se rapprochant des autres joueurs, d’autres encore cherchent refuge auprès des adultes. Selon son degré de détermination, tout au long de son jeu, chaque enfant a une manière qui lui est personnelle de manifester son besoin ou non d’un recours de la part d’un joueur plus expérimenté que lui.

Un étai, ça tient et ça soutient
En pédagogie, le terme utilisé en anglais (Scaffolding) est emprunté aux métiers de la charpente et se traduit par étai ou échafaudage. L’étai est une pièce en bois ou en métal utilisé pour soutenir provisoirement une construction : son choix fait l’objet d’une analyse minutieuse de chaque situation. Jérôme Bruner a utilisé cette image pour expliquer la manière dont l’adulte peut soutenir l’enfant dans l’acquisition de compétences dans une situation donnée et sans entraver sa conquête de l’autonomie. L’étayage décrit un positionnement réfléchi et orienté vers l’aboutissement d’une initiative prise par l’enfant ou d’un apprentissage proposé par l’adule. En aucun cas, il ne s’agit de faire à la place de l’enfant ou de lui faire faire en le guidant jusqu’à la réussite de l’action entreprise. L’adulte intervient au fur et à mesure des difficultés rencontrées par l’enfant en tenant compte de son niveau de développement et de son désir. Jérôme Bruner a défini la posture d’étayage comme une interaction de tutelle et donc comme une relation dans laquelle les deux partenaires en présence interagissent. Elle se met en place spontanément dès la naissance.

La zone proximale de développement
L’étayage cognitif selon Bruner (différent de l’étayage en psychanalyse) s’inscrit dans une vision socio-constructiviste du développement, initiée par les travaux de Jean Piaget et prolongée par ceux de Lev Vygotski. L’idée essentielle est que, non seulement l’enfant est actif dans ses apprentissages mais que ça se passe toujours sous l’influence du contexte culturel et des relations sociales, ne serait-ce que sous la forme d’un langage intérieur à partir des paroles entendues dans son entourage. Ce que le psychologue russe a théorisé comme une « zone proximale de développement » désigne l’écart entre ce qu’un enfant peut faire seul et ce qu’il pourrait faire avec l’aide de l’adulte, soit la distance entre son niveau actuel et son niveau potentiel, pourvu qu’un tuteur plus expérimenté - enfant ou adulte - entre en communication avec lui. Vygotski a étudié le rôle primordial des interactions sociales dans l’établissement des fonctions psychiques supérieures, dès leurs premières manifestations chez le bébé. Or, le jeu est le terrain par excellence de l’entrainement de la pensée car l’enfant ose d’autant plus multiplier ses tentatives que le contexte n’est pas celui de la vie réelle. À différentes occasions, intuitivement ou volontairement, l’adulte établit une interaction de tutelle avec le jeune enfant pour faciliter l’aboutissement de son jeu. Jérôme Bruner a décrit cette posture sous le nom d’étayage.

Un étayage affectif, langagier et cognitif
La présence effective de l’adulte auprès du joueur relève à la fois de la relation affective, du renforcement langagier et de la stimulation en vue de progresser. Tant qu’elles ne concernent pas des apprentissages formels, de type scolaire ou technique (acquérir une connaissance appartenant au programme, utiliser un outil spécifique) mais la réalisation de tâches qui ont du sens pour le jeune enfant, les situations d’étayage sont toujours des réponses à des demandes implicites et leur interprétation. Cette posture de soutien n’est pas une démarche à généraliser systématiquement à toutes les situations de jeu mais ouvre une voie pour aider les enfants qui ont plus de mal que d’autres à jouer ou qui manifestent plus de dépendance à l’égard de l’adulte. Elle se réalise en plusieurs étapes, à commencer par vérifier l’implication de l’enfant dans le jeu qu’il a choisi ou qui lui a été suggéré par l’adulte. Jérôme Bruner a appelé cette attitude l’enrôlement : concrètement, avec un tout-petit, c’est l’aider à maintenir son attention sur ce qui a suscité un instant son intérêt. Comment ? En simplifiant la tâche, en sollicitant son plaisir, en encourageant ses tâtonnements, en l’aidant à accepter l’échec et si besoin en montrant un geste utile, par l’exemple. Tout adulte qui choisit d’intervenir auprès d’un joueur, au cas par cas, n’est pas obligé de suivre les six formes d’étayage décrites par Jérôme Bruner. Il peut tirer profit de l’idée que venir en aide à un enfant qui choisit un jeu et s’en détourne vite n’est pas forcément entraver la liberté du joueur. Être présent activement peut enrichir les découvertes et renforcer la confiance en soi tant qu’on ne fait pas à la place de l’enfant. Il s’agit d’une posture complémentaire, ponctuellement, à celle d’observateur attentionné. Certains jeux s’y prêtent mieux que d’autres : les puzzles et encastrements, les jeux de construction, les jeux de motricité fine en général mais aussi les jeux d’imitation, surtout après 3 ans comme le montrent des recherches de psychologie cognitive. Les activités de grande motricité sont moins concernées.

Ne pas sacrifier les comportements exploratoires
Rappelons qu’en pédagogie de la petite enfance, il n’y pas de protocole validé et à appliquer en toutes circonstances. Il faut savoir Cultiver son style personnel d’intervention auprès des enfants .L’incitation des professionnels à accompagner les petits joueurs par le geste et la parole se heurte, en apparence seulement, à des discours portant sur le besoin du bébé d’explorer en liberté. Tout en offrant une piste de réflexion sur la relation à nouer avec chaque enfant, le concept d’étayage ne remet pas en cause la reconnaissance de la vitalité découvreuse des tout petits et de leur liberté de mouvement. Parce que l’enfant s’engage dans une action sans savoir où mettre le curseur, du trop facile (donc peu motivant) au trop difficile (donc décourageant), il lui arrive d’avoir besoin de l’adulte pour mener à bien son projet. Commence alors un accompagnement sur mesure, dans lequel l’adulte s’ajuste au rythme de l’enfant pour lui apporter une aide, de préférence indirecte. La posture de soutien s’étend à d’autres actes de la vie quotidienne : s’habiller, mettre ses chaussures, brosser les dents, verser à boire, etc. Dans tous les cas, l’étayage ne se conçoit pas sans désétayage, qui est le désengagement progressif de l’adulte visant à l’autonomie de l’enfant. Après avoir réuni les pièces d’un puzzle avec l’appui d’un adulte, vient toujours le moment où l’enfant éprouve la fierté de l’avoir fait tout seul. Bien évidemment, cette manière d’intervenir n’est pas à généraliser à longueur de journée. C’est juste une option à ne pas s’interdire quand notre regard croise celui d’un enfant en quête d’un aboutissement dans son jeu.

 
Publié le 14 février 2023
Mis à jour le 14 février 2023