La pratique des professionnels se dilue dans la gestion. Par Frédéric Groux.

Frédéric Groux, ancien EJE, psychologue de l’enfant, pose un regard inquiet et incisif sur ce que sont devenus les EAJE. Où est la qualité de l’accueil dans un système centré sur la rentabilité et la « bonne gestion » ? Comment les professionnels de la petite enfance peuvent-ils travailler sereinement et jouer leur rôle auprès des jeunes enfants dont on connaît parfaitement les besoins. Ces professionnels eux-mêmes en souffrance peuvent-ils accompagner les jeunes enfants dans leur développement ?

Dans « Le psychanalyste sans divan » (1970), Racamier1 évoque « l’esprit des soins », à savoir un soin intégrant l'ensemble des intervenants : le patient, sa famille, les soignants et l'institution. Cette question est aussi d’actualité pour les établissements de la petite enfance. Les soins dans les multi-accueils sont aujourd’hui proposés dans un système gestion où la déréglementation des lois permet d'ouvrir des crèches de toutes les tailles (micro-crèches ou EAJE).

Il m'est difficile en tant que psychologue de l'enfant et ancien EJE de ne pas parler du modèle actuellement en vigueur dans les institutions de la petite enfance. Nous assistons à un changement de configuration des établissements privés, gérés par des actionnaires, qui ouvrent aujourd'hui des chaînes de multi-accueils en répondant aux appels d'offres de l'Etat dans le but de faire des « profits ». Les seuls facteurs modulables dans ces établissements sont le salaire des employés car ces sociétés obtiennent les mêmes subventions que les établissements publics ou associatifs et la qualité des produits entourant les jeunes enfants.

Le premier décret de 2000 a fait évoluer la qualité d'accueil des lieux : il fixait des quotas minima obligatoires d’adultes qualifiés et non-qualifiés. Tandis que celui de 2010 a augmenté non seulement le nombre de non-diplômés dans les structures d'accueil, mais aussi le nombre d’enfants pouvant être accueillis par adulte. Ces décisions politiques (loi Morano) font désormais passer le nombre d'enfants « marcheurs » de 8 à 12 par adulte par établissement. C'est un retour en arrière. Un collectif de professionnels de la petite enfance, « Pas de bébés à la consigne ! », regroupant de nombreux experts, a énergiquement agi pour obtenir une révision du décret. S’il a été modifié, les changements n’ont pas abouti à une « victoire » du Collectif : les lieux d'accueil conservent la possibilité, selon leur taille, de dépasser le nombre d'enfants autorisé par leur agrément.

Paradoxalement, l'Etat va donc à l'encontre du « bien-être » des tout-petits et des recommandations des experts de la petite enfance et de l'OCDE2 (2009) sur l'accompagnement des jeunes enfants en collectivité.

Les travaux de Florin3 (1998) mettent en lumière l’importance de la qualité du mode de garde. Selon cet auteur, certains aspects de la qualité semblent jouer un rôle important dans le développement social. Les résultats des différents travaux convergent vers un même constat : la taille des groupes, comparée au ratio (nombre de bébés - nombre d'adultes), semble influencer plus systématiquement le développement. Autrement dit, la taille des groupes et la densité de population paraissent être des facteurs importants ayant un impact sur le développement des bébés. Ceci rejoint les rapports de l'OCDE (2009).

La politique actuellement en vigueur dans le secteur de la petite enfance uniformise les modes de gardes, tant sur le plan de la gestion des institutions intervenant sur ce secteur, que sur l'espace d'accueil des enfants par les réglementations, normes et décrets qui se suivent.

Les structures de la petite enfance sont malmenées par cette gestion d'entreprise où la surcharge de travail dans les lieux de garde des tout-petits entraîne forcément des conséquences sur la qualité d'accueil des enfants.

Nous voyons ainsi émerger nombre de nouveaux lieux d’accueil au fonctionnement uniforme et rigide créés par des entreprises privées - tendance s’accompagnant d’une perte de terrain des associations du secteur de la petite enfance dont les fonctionnements, plus souples, laissent davantage de place à la créativité. En effet, pour répondre au modèle organisationnel préconisé par les décrets et normes actuels, ce modèle tend à créer un cadre de fonctionnement très rigide qui offre peu de place à l'innovation dans les pratiques.

J'observe aussi un phénomène répétitif dans les équipes tel que la difficulté des professionnels à réaliser un accueil dans des conditions respectables car il y a la difficulté d'adapter les plannings avec les RTT, les congés et les absences, mais aussi les réunions. L'encadrement des jeunes enfants est alors un véritable casse-tête. Il est difficile d'envisager les métiers de la petite enfance sans tenir compte de leurs particularités. Il m'a été très difficile de parler directement de la prise en charge des enfants et des familles dans les multi-accueils. Peut-être par colère ? Une colère provoquée par l'inertie de ces institutions.

Un autre auteur a influencé depuis le début ma clinique. Personne n'ignore les écrits de Winnicott4 sur l'importance de l’environnement chez le jeune enfant. Comment lire ces écrits maintenant dans ce contexte ? Quand je relis cette célèbre phrase : « Mais un bébé, cela n'existe pas... j'ai fait remarquer que, lorsqu'on me montre un bébé, on me montre certainement aussi quelqu'un qui s'occupe de lui... » (Winnicott, 1958, p.200). J'aimerais parfois rajouter : « Mais comment s'en occupe-t-on ? » Car nous connaissons les conditions qui doivent entourer les bébés : une sécurité psychique, physique et affective. Quand ces conditions ne sont pas réunies pour les jeunes enfants, des conséquences peuvent survenir dans leur développement psychique, physique ainsi que dans leurs comportements.

Certains bébés, dès 3 mois, seront accueillis 8 heures par jour du lundi au vendredi. J'aimerais que les personnes qui lisent ces lignes s'identifient à un enfant de 2 ans. Qu'elles s'imaginent avec des gens qui les manipulent avec précipitation par manque de temps et sans une parole. De plus, les « manipulateurs » peuvent changer, s'intervertir sans une explication. Si vous avez envie de bouger, vous ne pouvez pas car il faut attendre d'être dans le jardin avec tout le monde, petit enfant de 2 ans. Mais ce n'est pas tout ! Si vous avez une petite faim vers 10h30 car vous êtes un bébé donc vous vous levez tôt, il faut pourtant attendre car des circulaires contre l'obésité vous empêchent, bébé de 2 ans et de 12 kilos, d'avoir une collation. Alors que les adultes qui s'occupent de vous se précipitent plusieurs fois dans la matinée pour prendre un café car ils ne sont « capables de rien sans leurs 3 petits cafés du matin ». Est-il possible de se construire sainement dans un monde aussi chaotique ?

Certaines institutions perdent leur humanité. C'est suite à ce constat que s'est imposé à moi de montrer ce vécu des lieux de garde dans la petite enfance. Mon expérience me dévoile que certaines équipes sont tellement traversées par des moments de crise que la tâche primaire du soin passe au second plan. Ma double expérience de formateur et d'EJE me montre que les « aspects négatifs » (agressivité, hyperactivité) d'un enfant gardé en collectivité ne sont que très rarement interrogés dans son lien avec les difficultés de l'institution.

À l'heure actuelle, le mode de garde collectif est considéré comme possible par les parents dès les premiers mois du nourrisson. En 1997, on dénombrait ainsi 200 000 places de crèches ouvertes aux enfants de moins de 3 ans, soit 11% de cette population. Dès lors, ce nombre progresse de manière constante.

Les conditions de fonctionnement actuelles empêchent toute évolution dans la mesure où les personnels luttent pour leurs propres conditions de travail.  Dans un article des « Actualités Sociales Hebdomadaires » (n°2768, juillet 2012), on relève qu’en 2008 dans le secteur de la petite enfance, plus de 10% des salarié(e)s sont absent(e)s. Pourquoi les risques psychosociaux dans ce secteur (arrêts maladies, « turn-over du personnel » et symptômes physiques) sont encore méconnus par la société, voire les familles ?
Les dirigeants exigent le dévouement et l’idéalisation dans la pratique de la part des employés, mais dans le même temps les personnes deviennent interchangeables. C'est ce paradoxe qui noue des tensions entre les équipes et les directions et qui devient une source de pathologie au travail.

Les nouvelles directives sont la priorité d’accueil donnée aux familles les plus en difficultés et auprès desquelles les interventions sont les plus « coûteuses », tant en termes de temps qu’en ressources humaines et psychiques. Le nombre de multi-accueils augmente chaque année et ce n’est pas sans conséquence. La non-reconnaissance par la société du « professionnel » dans le domaine de la petite enfance est-elle à interroger ? L’existence d’une souffrance psychique chez les professionnels n’est pas forcément repérée pour deux raisons : les articulations entre les décisions politiques et leurs conséquences dans la pratique sont ignorées. Ensuite, les professionnels masquent la réalité des lieux pour protéger les familles. On ne peut ignorer les difficultés rencontrées dans ces lieux.
 

La réalité du terrain m'a amené à cette réflexion : les EAJE sont-ils compatibles avec un modèle économique de restriction budgétaire et de libéralisme ?

 

1.Racamier, P.-C. (1993) : « Le psychanalyste sans divan » Paris, Payot;
2. OCDE

3. Florin, A. (1999) : « Modes d’accueil et développement du jeune enfant, Laboratoire cognition et communication » Université de Nantes, rapport de recherche pour la CNAF;
4. Winnicott, D.W. (1969) : « De la pédiatrie à la psychanalyse » Paris, Payot.

Article rédigé par : Frédéeic Groux
Publié le 18 mai 2018
Mis à jour le 15 mai 2023
Actuellement, nous sommes dans une logique paradoxale et de plus en plus difficile gérer. D'une part, la CAF nous demande de faire du qualitatif et c'est ce que souhaite toutes les professionnelles de la petite enfance et d'autre part la CAF et les instances décisionnaires nous fixent des objectifs de" rentabilité" de plus en plus élevé par les taux de subvention assujettis au taux d'occupation et au bilan financier des établissements et les instances tendent de plus en plus à diminuer le nombre de professionnelles intervenant auprès des enfants suscitant une lassitude professionnelle et physique chez les agents qui ne se sentent plus reconnus. Et, évidemment cela trace une véritable autoroute aux entreprises de crèches qui fixent leurs objectifs en terme de quantité et non forcément en terme de qualité.