Le jeu libre sous contraintes : un monde d’accueil à l’envers ? Par Marine Schmoll, psychologue

Marine Schmoll, psychologue clinicienne en crèches collectives et membre de l’ANAPSY.p.e.  constate que les protocoles sanitaires  ont modifié les règles de vie en crèche et notamment celles qui encadrent notamment le jeu. Elle s’interroge : ont-elles réduit l’espace de libertés des tout-petits et des adultes, parents et professionnels, qui les entourent ?

 
Il était une fois, un monde où les jouets passaient de bouche en bouche et de mains en mains, un monde où les bisous baveux faisaient légion, un monde où adultes et enfants se mélangeaient du matin et au soir, sans compter le temps et les mètres de distance…En 2021, ce monde peut sembler tout droit sorti d’une scène de cauchemar ou de film d’horreur. Mais des années 1970 au printemps 2020, c’était une scène de la vie quotidienne en crèche. 

Ne soyons pas nostalgiques, ce monde n’avait rien d’idyllique, il avait ses travers, ses contradictions. C’était un monde un peu à part, il faut bien le dire, car les grandes guerres et les épidémies étaient passées par là mais s’en étaient éloignées, ainsi que le spectre d’une mortalité infantile élevée. Les progrès en santé publique et en médecine étaient tels que petits et grands pouvaient désormais se  concentrer sur l’essentiel: des relations affectives suffisamment nourrissantes et du jeu. Les adultes, parents et professionnels de la petite enfance, avaient donc co-construit un monde d’accueil qui leur ressemble et qui les rassemblent autour des tout-petits, un monde d’accueil sur lequel soufflait un certain vent de libertés, à différents niveaux et degrés suivant les institutions : motricité libre (fortement ancrée sur les travaux d’Emmi Pikler), liberté de mouvements, de circulation, de jeux, de choix, de pensée…Liberté d’entrer pour les parents, et même parfois de rester un petit temps, ou un grand moment avec leur jeune enfant.

Certes, il n’y a pas de liberté sans contrainte, et ces mêmes libertés faisaient déjà débat au sein des crèches. Les normes d’hygiène, les limites, les règles, en fonction des âges, des contraintes de l’espace ou des éventuels dangers identifiables, supposaient que ces libertés soient prises dans un cadre suffisamment sécure pour tous et tenant compte de la collectivité.
Avec l’irruption de Covid 19 dans nos vies, ce monde-là ne s’est pas écroulé. Mais les espaces collectifs du monde entier ont été mis à rude épreuve, soumis à des injonctions fortes de distanciation, d’assainissement, de purification, de « jauge », de limitations. Les mains et les bouches, qui faisaient à ce moment là partie intégrante de la socialisation, ont été priées de se tenir a distance et bien cachées.
A l’image de la société dans son ensemble, des nouveaux textes, sous forme de « guides » et de protocoles sanitaires, ont organisé différemment le quotidien des tout-petits et des adultes en crèche. Ces règles - qui encadrent notamment le jeu - ont-elles réduit l’espace de libertés des tout-petits et des adultes, parents et professionnels, qui les entourent?

A l’Association Nationale des Psychologues pour la Petite Enfance, (ANAPSY.p.e) quelques points ont attiré notre attention, et ont nourri nos réflexions sur cette liberté sous ou sans contraintes des tout-petits et des institutions d’accueil en cette période particulière. Nous proposons ici d’en retracer quelques pistes.


Nettoyer, balayer, astiquer les espaces de jeux et les jouets : sens et non sens
Les protocoles sanitaires, issus des guides ministériels, se sont succédés depuis mars 2020 et ont évolué au fil de l’épidémie. S’ils se sont globalement assouplis, le focus sur l’hygiène et le nettoyage quotidien des jouets est resté une contrainte majeure supplémentaire pour les équipes. 
D’un côté, ces lavages supplémentaires sont compréhensibles, et permettent de limiter en partie une circulation du/des virus au sein des espaces collectifs.
D’un autre côté, professionnels de la petite enfance comme parents ont conscience que ces même jouets sont de toutes façons passés de main en main et de bouche en bouche. C’est inhérent au développement du tout-petit et à la vie en collectivité. Ainsi, ces règles aident à protéger les enfants et les adultes, mais elles contribuent sans doute aussi parfois à nous rassurer sur nos capacités de contrôle du virus, à l’image de certains rituels répétitifs voire obsessionnels et compulsifs. Il faut dire que depuis le début, ce virus a cette fâcheuse tendance à nous rendre impuissants...

Par ailleurs, respectées à la lettre, voire respectées au-delà,  ces consignes sanitaires peuvent conduire à des organisations qui tiennent moins compte des besoins des enfants voire des professionnels : en effet, laver minutieusement chaque petit jouet relève d’un vrai casse-tête, demande une organisation drastique et un temps incompressible. C’est du temps passé à laver les jouets plutôt qu’à être auprès des enfants. C’est souvent, un « adulte phare » de moins dans l’espace (Fontaine A-M, 2016). Ces contraintes non négligeables peuvent amener à proposer moins de jeux dans les espaces de vie des enfants. C’est la tentation de supprimer des jeux de manipulation fine non lavables comme la pâte à modeler. Or, proposer un nombre de jeux suffisant en collectivité est une priorité pour respecter les besoins de chacun, éviter les conflits et nourrir les besoins de découvertes de tous.  Et la condition du jeu libre en collectivité est de disposer d’un environnement suffisamment attractif, diversifié et contenant.

Selon nos observations et les témoignages recueillis, de nombreuses crèches ont depuis trouvé des organisations-compromis entre exigences sanitaires et besoins exploratoires des tout-petits. Elles restent cependant en difficulté face à ces demandes qui peuvent sembler paradoxales et donner moins de sens à leur pratiques.


Le lavage des mains : des gestes barrières aux jeux d’imitation
Le lavage des mains fait bien entendu partie des mesures d’hygiène présentes et renforcées dans le quotidien des jeunes enfants à la crèche depuis le début de l’épidémie.
Entre autres, s’il a été vécu de prime abord comme une contrainte, dès l’arrivée sur la crèche le matin, le lavage de mains des enfants par les parents fait désormais partie intégrante du rite d’accueil et de séparation. Il nous semble que dans bien des cas, ce geste barrière s’est transformé en petit jeu entre parents et enfants, mêlé au plaisir contenant du contact avec l’eau mais aussi avec les mains de papa ou maman. De quoi finalement se séparer en douceur, malgré les aspérités du virus.
Mais les lavages de mains sont par ailleurs devenus omniprésents dans le quotidien des adultes, parents comme professionnels, que les bébés prennent plaisir à observer et imiter dès le plus jeune âge. Les jeux imaginaires répétitifs de lavage des mains au lavabo ou à coups de gels hydroalcooliques se sont d’ailleurs déployés de manière spontanée et « libre » dans les coins dinette ou poupée de nombreux lieux d’accueil. S’agit-il de simples jeux d’imitation et de faire semblant, ou le miroir inquiétant d’un monde d’adultes dont la chasse au virus est devenue l’obsession ?

Les livres : menaces sur la culture en crèche ?
A l’heure où les craintes épidémiques battaient leur plein et les librairies n’étaient pas encore considérées comme « essentielles », les livres ont un temps été perçus d’un mauvais œil au sein des crèches, d’autant que le protocole sanitaire gouvernemental du moment invitaient à une vigilance particulière à l’égard de ceux-ci. Les propositions de livres se sont alors ça et là raréfiées, ou circonscrite aux mains de l’adulte, faute de solution-compromis. Il devenait cependant illusoire et complexe d’empêcher une manipulation collective des livres par les tout-petits en toute ou relative liberté, en plus du non-sens pédagogique que cela représentait.

Ces craintes associées à la manipulation du livre furent le point de départ d’échanges avec les professionnel(le)s autour du virus, des protocoles, de leur compréhension comme leurs incompréhensions, de leurs interprétations, de leurs peurs et de leurs observations. A cette occasion, certaines ont d’ailleurs pu exprimer le déplaisir et l’inconfort éprouvés lors des temps de lecture « masqués ». C’est en s’appuyant sur cette mise en « co-mains » des mots, avec puis sans la psychologue, que des compromis ont peu à peu été inventés entre sécurité sur le plan viral et proposition psycho-pédagogique adaptée à la soif de lecture des jeunes enfants.

Fort heureusement, les règles dans la société comme au sein des crèches se sont depuis assouplies vis-à-vis des livres. Les librairies ont pu rouvrir, même en cas de confinement, et les professionnel(le)s de la petite enfance se sont autorisées à nouveau une libre proposition de livres.
Notons que ces interdits, tantôt explicites, tantôt plus implicites à l’égard des objets et plaisirs culturels peuvent s’immiscer inconsciemment dans nos représentations d’adultes, comme celles des jeunes enfants. La culpabilité à proposer un objet culturel tel que le livre, même en crèche, peut avoir des conséquences sur le plaisir à le découvrir en toute liberté pour le tout-petit.


La fermeture des espaces communs
A l’ANAPSY.p.e, nos questionnements ont également porté sur la fermeture des frontières au sein de la crèche, à l’égard des parents (transmissions limitées et minutées), mais aussi entre enfants.
Dans certains établissements, l’ouverture des portes, l’ « itinérance ludique » (Laurence Rameau, 2019) d’un espace à l’autre ou les rencontres, y compris dans les espaces communs inter-groupes (atriums, couloirs aménagés, espaces manipulation fine pour les plus grands…) constituaient jusqu’ici une pierre angulaire du projet pédagogique.
Déconstruire ces projets, souvent muris sur plusieurs années, et les repenser à la lueur des nouvelles exigences sanitaires n’est pas impossible mais requiert du temps de travail, des observations et des espaces de réflexion suffisamment souples en équipe.

Par ailleurs, dans les grandes villes, les crèches ont souvent des petits espaces, à l’intérieur comme à l’extérieur. Réduire les libertés de rencontres des groupes d’enfants peut s’avérer contenant. Mais dans certaines situations, limiter les possibilités de décloisonnement, de circulation des enfants et des adultes peut aussi être anxiogène, bruyant, sur-stimulant, étouffant...et ne plus tout-à-fait répondre aux besoins des jeunes enfants comme des équipes.

Les espaces extérieurs, des espaces essentiels en voie de réapparition ?
Malgré tout, cette épidémie nous a rappelé à quel point les espaces extérieurs pouvaient être à la fois ressourçants, vivifiants, riches et sécurisants ! D’autant que récemment, au sein de la société, ces zones ont pu s’affranchir un tant soit peu des masques.
Les bienfaits psychologiques d’une utilisation récurrente, pensée et aménagée des espaces extérieurs en crèche sont depuis longtemps directement observables. Ces mêmes espaces extérieurs avaient d’ailleurs déjà toute leur place dès les premières observations et réflexions d’Emmi Pikler autour des besoins « essentiels » de découverte libre du jeune enfant.

En ces temps troublés mais estivaux, des aires de jeu, des pôles d’activité, des coins nature, des festivités et même des réunions entre professionnel(le)s pour parler pédagogie à l’air libre se sont développés dans les établissements d’accueil de jeunes enfants.  De la contrainte à la créativité, il n’y a parfois qu’un pas !

Qu'en conclure ?  
Depuis l’apparition de la pandémie de Covid 19, les tout-petits restent globalement fondamentalement libres de leurs mouvements et de leurs jeux au sein des collectivités. Malgré tout, les champs de propositions, de manipulations, de découvertes et d’horizons se sont parfois rétrécis, ouverts ou assouplis, au gré des pics et des vagues épidémiques, mais aussi de la capacité de chaque équipe à rester créatives comme à s’ouvrir aux craintes, à la sidération et aux questionnements qui les traversaient.

Les représentations, les ressentis, les rapports à l’hygiène comme à la loi diffèrent d’une personne à l’autre, d’une professionnelle à l’autre, et a fortiori d’une équipe à l’autre. Le respect des règles et protocoles d’hygiène autour des jouets, parfois au-delà de ce qui est inscrit dans les textes gouvernementaux, peut être l’occasion de réfléchir aux peurs qui traversent les équipes (autour du virus, du passage de la PMI...). Le respect de la loi est nécessaire et sécurisant pour tous comme pour les enfants accueillis. Mais un « Surmoi » collectif trop fort, un appel à la loi omniprésent peut renvoyer une certaine insécurité aux adultes comme aux tout-petits, rappeler que la menace est permanente, entraver une certaine créativité, liberté de jouer et de penser l’accompagnement des enfants au quotidien.

Faire vivre les protocoles, observer leurs effets, en parler, leur donner du mou, et non pas simplement les appliquer, c’est peut-être une des conditions pour que les multiples textes sanitaires ne tiennent pas lieu de projet d’accueil mais bien de « guide » pour continuer à penser l’essentiel : sécuriser sans confiner l’univers ludique du tout petit à la crèche.

 

Bibliographie

• David M., Appell G., 1973. Lóczy ou le maternage insolite. Editions Eres, coll 1001 bebes, 2015.

• Fontaine A.M., 2016. « Les enfants ont besoin que les adultes soient pour eux des phares allumés ! », in Boris Cyrulnik et la petite enfance, Ed. Philippe DUVAL, pp 413-429.

• Legrand, Servane, et al. « Et à l’anapsy, les masques, vous en pensez quoi ? », Spirale, vol. 97, no. 1, 2021, pp. 134-136.

• Rameau L. 2019.  L’itinérance ludique : une pédagogie pour apprendre à la crèche, Dunod.

https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/05/08/les-creches-a-l-epreuve-du-covid-19-notre-metier-a-perdu-de-son-essence-avec-la-crise-sanitaire_6079555_3224.html

https://lesprosdelapetiteenfance.fr/vie-professionnelle/amenagement/repenser-lexterieur-des-structures-daccueil-en-sinspirant-de-la-nature

 

Article rédigé par : Marine Schmoll
Publié le 18 août 2021
Mis à jour le 18 août 2021