Quel monde sommes-nous en train de créer ? Par Lucie Bestieu, EJE et directrice de deux micro-crèches

professionnelle de crèche, maman et bébé
Je suis éducatrice de jeunes enfants et directrice de deux micro-crèches. Rien d'extraordinaire jusque-là. J'ai travaillé dans le sud de la France, j'ai travaillé dans le Nord Est. J'ai travaillé au Canada... Et depuis peu je travaille sur une île perdue au milieu de l'océan indien. Donc, j’en ai vu des crèches.
Et, je souhaite faire part de ma pensée qui, depuis quelque temps, devient récurrente : quels futurs adultes sommes-nous en train de créer ?


Dans ce monde de la petite enfance, où nous ne valorisons absolument pas ces professionnels qui prennent soin de nos futurs nous… Dans ce monde où les animatrices peuvent travailler jusque 9h30 par jour, il me semble que certaines choses seraient à rééquilibrer… Non ?
De nos jours, les parents sont encouragés à avoir une vie professionnelle épanouissante, ils ne sont pas que des parents, ils peuvent prendre soin de leurs enfants mais aussi être des avocats à la carrière réussie, des notaires, des commerciaux… Et en tant que jeune trentenaire, forcément, cette pensée me parle. Mais leurs enfants alors ? Que deviennent-ils ? Ils passent des journées de 7h30 à 18h avec des professionnelles, qui ont des conditions de travail tellement dures…

Ces professionnelles sont chapotées par des EJE, des Puers à qui toute la responsabilité pédagogique et éducative est lourdement attribuée par des gestionnaires qui n’y connaissent rien et qui souhaitent ouvrir plus de crèches pour faire rentrer plus d’argent. Les EJE et Puers sont fatiguées. Fatiguées, parce que n’arrivant pas toujours à faire comprendre le sens des pratiques qu’elles veulent instaurer mais gérant plutôt absences sur absences ainsi que les rebuffades constantes des parents qui ne veulent pas venir chercher leurs enfants quand ils sont malades, parce qu’ils travaillent. Eux.

Et qui pourrait leur en vouloir ? Ils ont ce droit d’être épanoui et de réussir dans leur carrière, eux. Mais, et les animatrices alors ?

Les animatrices sont fatiguées. Elles gagnent 1300, 1400 € max. Et là où je vis, acheter trois paquets de pâtes + des yaourts peut rapidement résulter d’une note de 60€. Ces animatrices, souvent, elles n’en n’ont rien à faire de Montessori ou Snoezelen. Et peut-on vraiment leur en vouloir ? Elles font le ménage, la nourriture, changent 14 enfants par jour au moins 3 fois par jour. Elles ont mal au dos, tous les jours sont une répétition pénible et les cris et les pleurs des enfants, à qui elles s’attachent si fort pourtant, n’aident forcément pas. Elles n’ont pas de tickets restos, que peu de formations et sont maltraitées par cette triade : parents, direction et gestion.

Ce qui est triste c’est que souvent quand les parents arrivent le soir pour chercher leurs enfants, ces derniers sont si bien dans les bras des animatrices avec qui ils passent plus de 10h par jour qu’ils ne veulent pas en partir. Ce qui est triste, c’est que souvent pour revenir chercher leur enfant qui vomit partout et qui a 40° de fièvre, cela va être tout un combat.
Souvent les premiers pas, les premiers mots sont observés chez nous mais l’on ne leur dit rien… Il ne faudrait pas les maltraiter. Souvent les premiers « mamans » sont dits ici. Vous rendez- vous compte ? A quel point c’est important ! A quel point c’est grave ?
 
Mais passons cela, car si vous lisez cet article, c’est que vous êtes un professionnel qui travaille en crèche et qui sait déjà tout ça. Que vous soyez, directrice ou animatrice, votre réalité (à différents degrés) est déjà si dure.

Non, concentrons-nous sur les enfants. Après tout, ils sont notre cœur de métier pas vrai ? N’est-ce pas, à l’origine, pour eux que l’on fait tout ça ?

Quels futurs adultes sommes-nous en train de créer ? Comment seront-ils équipés dans leur futur ? Comment géreront-ils leurs émotions, leur fatigue, leur relation à la famille… au travail ?

Eux qui passent tout ce temps à la crèche. Eux qui mènent des journées plus longues que nous encore, car les parents doivent les lever tôt le matin pour partir au travail…

Où mettront-ils leurs priorités quand ils auront 20 ans ? 30 ans ? Seront-ils à l’écoute de leur rythme ? Seront-ils des jeunes adultes fatigués de toute cette vie active qu’ils ont menée depuis leur 3 mois et demi ? Feront-ils passer le travail avant tout ? Valoriseront-ils les professionnelles qui prennent soin de leur enfant à eux ?

Cela me questionne. Vraiment. Profondément.

Aussi, pourquoi ne prenons-nous pas soin de ces professionnelles qui prennent soin de la chair de votre chair ? C’est tellement important le travail qu’elles font : elles rassurent les enfants chaque jour, elles les aident à construire leur estime de soi. Emotionnellement, elles travaillent si dur à créer une relation de confiance avec ces enfants. Toutes leurs prochaines acquisitions dans leur développement partiront de là. Et nous ne mettons pas le doigt dans l’œil c’est ici à la crèche que cela se passe, pas ailleurs. Pas le week-end, pas sur deux pauvres heures le soir avant d’aller au lit.

Pourtant, nous continuons à ne pas les valoriser, ni les respecter ces professionnelles. A leur mettre la pression pour faire toujours plus et mieux. Avec les enfants en dessous qui observent tout ça et nous les directrices coincées au milieu de ce que l’on sait bien pour le développement de l’enfant, de la posture de gendarme que l’on doit adopter avec ces familles souvent irrespectueuses et de cette pression des gestionnaires pour faire des projets éducatifs vitrines.

Et au milieu de tout ça, il y a qui ? Il y a les enfants ! Eux qui modélisent tout ce qu’ils voient, et qui, par nos mots, nos attitudes, nous reproduisent. Et géreront ce monde de demain.

Alors je le répète, quel monde sommes-nous en train de créer ?
Article rédigé par : Lucie Bestieu
Publié le 27 mars 2023
Mis à jour le 19 avril 2023