Sommes -nous tous des utopistes ? Par Ingrid Bergeaud

Alors que la Commission des 1000 jours a rendu un rapport ambitieux pour la petite enfance à Adrien Taquet, la réforme annoncée par la loi ASAP ne s’affiche pas à la hauteur des recommandations des 18 experts de la commission. Ingrid Bergeaud, dirigeante  d’Eponyme, réseau de crèches girondin ancré dans l’ESS, a souhaité exprimer son inquiétude à ce sujet.
Aujourd’hui, j’ai eu envie de vous confier mes émotions. Parce qu’aujourd’hui, je suis triste. Je suis en colère. Éducatrice de jeunes enfants depuis plus de 20 ans, je codirige un réseau de crèches responsables depuis 6 ans. Mon parcours professionnel atypique a toujours été guidé par la volonté de faire grandir des enfants heureux ; heureux parce qu’entourés d’adultes compréhensifs, structurants et bienveillants. Tout au long de ma carrière, j’ai eu la chance d’accompagner tous les profils de familles : précaires, favorisés, immigrés, bousculés par la maladie… Chacune avec ses forces et ses faiblesses. J’exerce mon métier avec passion, avec engagement, avec détermination, avec l’envie de faire toujours au mieux pour les enfants, leurs parents et les professionnel·le·s qui travaillent à mes côtés, et ce quels que soient les aléas inhérents à la vie d’entrepreneure : les réussites, les échecs et les remises en question.

Une réforme qui n’est pas à la hauteur
Mais aujourd’hui, je me sens prise en étau entre la qualité d’accueil et d’accompagnement des jeunes enfants qui m’anime depuis que j’ai créé Eponyme, et les contraintes financières qui sont désormais au-devant de tout, qui deviennent prioritaires. En 2020, j’ai profondément cru en la volonté de l’État de faire de la prime enfance une priorité nationale. Le rapport des 1000 jours qui délivre un plan d’actions ambitieux (mais nécessaire !) m’a donné confiance et espoir.
Pourtant, la réforme annoncée par la loi ASAP n’est pas à la hauteur du travail qui a été mené par la Commission du rapport. Elle ne donne aucune perspective pour améliorer réellement le quotidien de travail des professionnel·le·s de la petite enfance.
 Elle se contente de reposer le cadre de la charte d’accueil du jeune enfant, comme référence de la qualité d’accueil. Cette charte correspond en tout point au modèle de crèches que nous développons pour les enfants et les familles. Nous allons même bien plus loin et ce, depuis des années ! La semaine passée, nous avons appris que nous n’étions à nouveau pas retenus pour la gestion d’un multi-accueil dans le cadre d’un marché public. Les arguments avancés : « votre offre est de loin la plus qualitative mais la plus coûteuse ».

Le respect de la charte nationale d’accueil du jeune enfant a un coût
Quelle qualité avons-nous proposée ? Des repas sains et durables pour préserver la santé globale des enfants. Parce que nourrir l’environnement intérieur de l’enfant est tout aussi important que son environnement extérieur. Nous nous engageons à cuisiner des repas à plus de 85% d’origine biologique, près de 40% bio et local et à introduire un repas végétarien par semaine. Des protocoles de nettoyages et de soin écologiques afin de chasser au maximum les perturbateurs endocriniens de l’environnement des enfants et des adultes qui les accompagnent. Un projet pédagogique qui cherche à innover pour le bien-être global des tout-petits, pour leur éveil, culturel, artistique et pour favoriser leur lien avec la nature. Des actions concrètes pour inclure pleinement les familles. Nous cherchons à réinventer la place des parents au sein de nos crèches, en leur permettant de renforcer leurs compétences sans jugement, et en les soutenant avec la mise en place de vacations de psychologue. Un plan de formation et de tutorat ambitieux pour nos équipes et une philosophie de management collaboratif, où chacun·e a sa place. Mais nous déployons aussi une politique forte pour le bien-être au travail en dédiant un budget pour remplacer le personnel absent (hors congés déjà inclus dans le calcul par la PMI) et en organisant très régulièrement des temps de dialogue et d’écoute uniques (réunions d’équipe, régulations des pratiques, café des pros, journées intégration et de cohésion…). Des achats responsables tenant compte des enjeux en santé environnementale et aux enjeux écologiques. Répondre en tout point, si ce n’est plus, à la charte établie par l’État, cela a évidemment un coût.

Gestiionnaire fragilisé et coincé financiérement
Mais les collectivités publiques – au-delà des ambitions choisies pour leur politique petite enfance – manquent de moyens économiques pour financer la qualité d’accueil de leurs très jeunes concitoyens. Pourquoi ? Parce que la CNAF finance les heures de présence, les heures facturées, la fourniture des couches et des repas mais ne finance pas de façon différenciée la qualité des repas, la formation continue, le dialogue professionnel, la co-éducation, le volume des heures de remplacement de personnel absent… Et c’est là que le bât blesse. Dans mon quotidien de gestionnaire qui prend de plein fouet la crise sanitaire, j’entends des professionnel·le·s de « terrain » fatigué·e·s des protocoles de nettoyage contraignants, de ce sentiment d’en faire toujours plus sans perspective de compensation. Parce que non, Eponyme ne peut pas se permettre de récompenser tout le travail et l’engagement fournis. En 2020, mon entreprise est fragilisée : parce que nos 4 micro-crèches ont subi de lourdes pertes économiques sans qu’elles soient indemnisées à la hauteur de leur mode de financement. Parce que nous avons fait le choix de maintenir la qualité des repas pour les enfants. Parce que nous avons remplacé au maximum des possibles les professionnel·le·s en isolement et en arrêt maladie. Parce que nous avons travaillé dur pour maintenir le lien et la confiance avec les familles, en tentant de nouveaux formats. Parce que nous avons maintenu les temps de cohésion, de régulation des pratiques, de formations et de réunions pour nos professionnel·le·s qui avaient bien besoin de ces temps de respiration et de dialogue. En tant qu’Éducatrice de Jeunes Enfants, gestionnaire de crèches, et responsable RH de près de 100 collaborateur·rice·s, j’aimerais pouvoir remercier financièrement mes équipes qui s’engagent, donnent le maximum pour réconforter, faire grandir et donner de la joie aux enfants. Mais je ne peux pas. Et je me pose la question aujourd’hui : quel avenir pour le modèle de crèche que nous avons créé ? Quel avenir pour ces gestionnaires qui s’engagent, comme nous, pour la qualité et non le profit à tout prix ? Sommes-nous des utopistes ? Doit-on baisser les bras ou nous battre plus fort encore ? J’ai décidé de me battre pour mes convictions, pour les jeunes enfants qui méritent le meilleur, pour les familles qui traversent une période difficile et pour les professionnel·le·s de nos crèches à qui je dis un grand MERCI. En 2021, je fais le vœu de me battre aux côtés d’institutions et de personnalités politiques prêtes à prendre des décisions à la hauteur de leurs déclarations.


 
Article rédigé par : Ingrid Bergeaud
Publié le 15 décembre 2020
Mis à jour le 15 décembre 2020