Les enfants et le port du masque : adaptation ou habituation ?

Dernier article écrit par les 4 protagonistes de l’étude lancée en décembre via notre site sur «  Les effets du port du masque sur les jeunes enfants en lieux d’accueil collectif ».  Après avoir évoqué  l’impact du masque sur le interactions avec les enfants, les pratiques pro, le langage et les relations socio-affectives, Anna Tcherkassof, chercheure en psychologie sociale sur la communication émotionnelle non verbale, au laboratoire LIP/PC2S de l’université Grenoble- Alpes, Monique Busquet, psychomotricienne – formatrice, Marie Hélène Hurtig puéricultrice – formatrice, Marie Paule Thollon Behar, psychologue et docteur en psychologie du développement reviennent sur place centrale  et les enjeux de l’observation . Que peut-ont en déduire ?  Les enfants se sont-ils adaptés ou se sont-ils « habitués » … la nuance est de taille.

 
Huit mois maintenant que nous portons le masque en continu, à l’extérieur, sur nos lieux de travail, à la crèche. Le port du masque s’est banalisé et il est fréquent d’entendre qu’il ne pose pas de problème, que les enfants ne réagissent pas et donc qu’ils se sont adaptés. Or, nous avons vu à partir de l’analyse des observations recueillies auprès des professionnelles que le port du masque avait bien un effet sur la communication, le langage, les expressions sociales et émotionnelles . Comment interpréter ces apparentes contradictions ? Nous proposons de revenir à ce qu’est une « réaction » et à la définition de l’adaptation et à l’importance de l’observation dans les pratiques professionnelles, en remettant en question quelques idées courantes.

Les enfants n’ont pas de réaction vis-à-vis du masque
Une première question proposait de « raconter leurs observations des réactions des enfants lorsque les professionnels portent le masque ». Parmi les presque 600 professionnels de la petite enfance qui ont répondu à notre questionnaire,  près de 30% d’entre eux ont répondu « ne pas voir de réactions particulières chez les enfants ».
Certains d’entre eux disent d’ailleurs avoir été surpris devant cette « adaptation » des enfants. Ils précisent ce qu’ils nomment « bonne adaptation » : « Pas plus de peurs », « Pas remarqué de peurs et d’angoisses », « Pas particulièrement de malaise ». Ces commentaires sont suivis fréquemment de « Les enfants se sont habitués », « Ils ont des meilleures capacités d’adaptation que les adultes ». Certains ajoutent également que les enfants savent utiliser d’autres moyens : « Ils regardent les yeux », « Ils cherchent le regard », « L’émotion passe par les yeux ».  

Ces observations posent la question de la signification du mot « réaction ». Ceux qui s’attendaient à des réactions émotionnelles négatives (peurs, angoisse, malaise) disent que les enfants n’ont pas réagi dans ce sens. Cette interprétation nous questionne sur une vision restrictive du bien-être de l’enfant et de son bon développement : suffit-il qu’il ne pleure pas ou ne montre pas de signes d’angoisse ?
Cette question est d’autant plus légitime qu’en réalité, il s’agit de relativiser ce pourcentage. En effet, parmi ces répondants, à la question qui proposait de raconter « leurs observations lorsqu’elles enlèvent le masque », une très large majorité a fait part de réactions des enfants lorsque le masque est enlevé.

Ainsi, lorsqu’ils enlèvent le masque de façon momentanée, pour diverses raisons (boire, rassurer un enfant, mieux se faire comprendre), ils décrivent alors des comportements assez précis : « Ils regardent la bouche », « Ils semblent ne pas me reconnaître », « ils nous font plus de sourires » ou au contraire, en particulier chez les bébés : « Ils pleurent » « Ils nous évitent ».  Pour les plus grands : « Les enfants s’arrêtent de jouer un instant et regardent fixement » « Ils manifestent de la surprise, de l’étonnement ».
Et pour tous les enfants, sans précision d’âge, ces professionnels observent une meilleure écoute, compréhension, des interactions plus riches : « Ils nous écoutent mieux », « Ils nous comprennent mieux », « Ils sont plus réceptif à nos paroles, aux histoires », « Ils comprennent mieux ce que nous leur disons, notre mécontentement » « Ils parlent plus ».

Au final, on peut donc considérer que seuls 11% des répondants témoignent que les enfants ne manifestent pas de réaction particulière et/ou se sont habitués au port du masque par l’adulte. Ce paradoxe apparent entre « ils n’ont pas de réactions » et, à l’inverse, de nombreuses observations d’un effet sur les interactions, s’explique bien par le sens qui est donné au mot « réaction » et montre toute l’importance d’une observation fine des comportements des enfants.

Les enfants se sont adaptés au masque, vraiment ?
Que s’est-il passé pour l’enfant : s’est-il adapté ? habitué ?
L’adaptation est une modification des conduites qui vise à assurer l’équilibre entre un organisme et son ou ses milieux de vie. En biologie, l’adaptation est inhérente à la vie sur terre depuis son origine, comme Darwin l’a si bien montré avec l’adaptation de l’organisme aux variations de son milieu. En psychologie, Piaget a montré comment l’enfant construit sa pensée à partir de confrontation à des situations problème qui soit l’amènent à mettre en œuvre ce qu’il sait déjà faire ou penser (appelée l’assimilation), soit l’obligent à créer de nouvelles modalités d’action ou de réflexion. Dans ce dernier cas, il accommode son action ou sa pensée à de nouvelles contraintes. L’adaptation résulte de l’équilibre entre ces deux processus. L’enfant peut résoudre la question que lui posait son environnement et saura l’appréhender lors d’une situation similaire. L’adaptation produit donc un progrès dans le développement de l’enfant.

L’habituation renvoie à la familiarisation. Confronté à un élément nouveau (stimulus) dans son environnement, l’enfant réagit par une manifestation physiologique : accélération du rythme cardiaque, augmentation du taux de succion, il le regarde davantage. Puis ces manifestations décroissent, il a intégré ce nouvel élément, il s’y est habitué. Dans un autre registre, le neuroscientifique Stanislas Dehaene explique que le cerveau fonctionne en faisant des statistiques et en repérant des inférences entre les événements, ce qui permet de prévoir le futur à partir de l’expérience passée. Il suffirait de la répétition du même événement 5 fois pour qu’il ne soit plus perçu comme nouveau. L’attitude de l’enfant face au port du masque de l’adulte relève donc davantage du registre de l’habituation que de l’adaptation, sachant qu’il n’a pas produit de progrès dans les conduites de l’enfant. Au contraire. La très grande majorité des professionnels a surtout observé une diminution des interactions émotionnelles et communicationnelles, une moindre attention, une baisse des productions vocales et verbales.
Attention donc aux apparentes « non-réactions » des enfants et restons prudents par rapport au concept d’adaptation comme à celui de « résilience » souvent utilisé dans cette période de pandémie. L’observation prend tout son sens, pour évaluer au plus près et au quotidien les effets du masque et pour adapter les pratiques afin de les minimiser.

Des observations très riches
Nous souhaitions souligner la qualité des observations que nous ont transmis beaucoup de professionnels :  factuelles précises et très détaillées, avec souvent, un retour de séquence entière qui montre la capacité d’observer et l’attention portée à chaque enfant. Certes, les adultes projettent parfois leurs propres inquiétudes ou difficultés sur les enfants et, de ce fait, peuvent minimiser par le déni (tout va bien, pas de réaction), ou exagérer l’impact du masque. La finesse des observations rapportées, parfois la surprise qu’elles provoquent, nous amènent à penser que les professionnels ont été bien souvent assez objectifs en rapportant des faits précis.
Quel que soit leur degré de subjectivité, toutes ces observations nous donnent des pistes de réflexion et nous poussent à aller plus loin. C’est d’ailleurs ce que les professionnels nous ont dit explicitement avec de nombreux questionnements, une volonté de partager et de réfléchir ensemble et implicitement avec un aussi grand nombre de réponses en peu de temps, des observations détaillées, des commentaires engagés, etc. Ils nous montrent ainsi qu’ils peuvent être sollicités et impliqués dans des démarches de recherche de terrain qui complètent les recherches de laboratoire.

L'adaptation des pratiques professionnelles
Afin de minimiser les effets du port du masque, les professionnels expliquent qu’ils modifient leur façon d’être avec les enfants, adaptent leurs pratiques, dans une accommodation aux circonstances qui va diminuer leur impact sur les enfants. Nous pouvons observer une véritable adaptation des professionnels qui a pour effet de limiter les effets du port du masque sur les tout petits : se mettre à leur hauteur, signer, moduler leur voix, accentuer leurs mimiques, procéder à une adresse individualisée à chaque enfant, sans compter la pratique de la personne de référence pour l’enfant, etc.
Il est remarquable que de nombreux témoignages évoquent un repérage d’une difficulté pour l’enfant au sujet du masque et de la mise en place de stratégies individualisées pour aider l’enfant à surmonter sa difficulté (par ex., l’aider à ne plus avoir peur d’un visage démasqué par un travail d’apprivoisement…). Ces pratiques ont pu être explicitées par de nombreux professionnels en alimentant la qualité de l’accueil. Nous faisons l’hypothèse que beaucoup d’autres ont ce type de pratiques mais ne le soulignent pas ou même n’en ont pas conscience. Ce sont ces pratiques adaptées qui ont sans doute permis aux enfants de s’habituer sans trop de réactions négatives.
Il semble important d’identifier clairement toutes ces postures professionnelles au service d’une qualité d’accueil, de communiquer, de les mettre en valeur pour qu’elles soient bien repérées et conscientisées comme des pratiques de qualité très professionnelles. Cela valorise à juste titre les professionnelles petite enfance. Ce sont des pratiques qui gagneront à être pérennisées au-delà du port du masque.

Le souci de la qualité d'accueil
Encore une fois, les professionnels de la petite enfance sont soumis à un paradoxe : alors qu’ils sont sollicités pour maintenir une qualité d’accueil dans le respect des principes de la charte nationale pour l’accueil de la petite enfance (qui va devenir obligatoire en septembre 2021), les contraintes sanitaires actuelles vont à l’encontre des préconisations. Ne minimisons pas les effets de ces mesures sur les enfants : port du masque bien sûr, mais aussi limitation des déplacements, de la rencontre des groupes entre eux, des jouets proposés, etc., sans dramatiser — mais en réfléchissant aux possibilités d’en limiter les effets délétères.
Pour terminer sur une note positive, nous retenons de cette recherche que les professionnels de la petite enfance ont un vrai souci de cette qualité d’accueil, et qu’ils maîtrisent des outils professionnels qui leur permettent de la mettre en œuvre, dont en premier lieu l’observation, même s’il reste une nécessité de formation et de soutien à cette pratique essentielle. Ils peuvent se mobiliser activement pour alimenter les questionnements et proposer des pistes d’amélioration et ainsi être associés à des recherches ancrées sur le terrain qui permettent de faire avancer nos connaissances.

 
Article rédigé par : Monique Busquet, Marie Hélène Hurtig, Anna Tcherkassof, Marie Paule Thollon Behar
Publié le 26 mai 2021
Mis à jour le 21 avril 2022