Pikler Loczy

Le rôle des paroles adressées aux enfants en lieux d’accueil collectif

Mathilde Renaud-Goud, psychologue clinicienne en multi-accueil et micro-crèches et formatrice à l’Association Pikler-Loczy France, analyse et explicite tout ce qui se dit en crèche. Aux enfants, aux parents, entre professionnels à propos des enfants ou des parents. L’occasion de rappeler la fonction des mots échangés et notamment l’importance des paroles adressées aux enfants dans la construction de leur personnalité. En prendre conscience, y réfléchir en équipe permet d’éviter bien des malentendus au sens propre du terme.
« Ca pleure ? » demande Ophélie à Christine qui tend une oreille vers le dortoir. « Non, ça dort. » lui répond-elle, puis elle s’adresse aux enfants qui jouent dans la pièce : « Allez, les moyens, c’est l’heure de ranger, on va aller dans le jardin ! Ah non Maxime, Christine elle n’est pas contente ! Tu rends son doudou à la copine ! »
Ces paroles adressées aux enfants, aux parents, aux collègues, nous les entendons au quotidien dans les lieux d’accueil collectif. Souvent employées spontanément, reprises, répétées, elles font rarement l’objet d’une analyse approfondie en équipe, et sont malgré tout révélatrices de la culture professionnelle du lieu.
Avant de revenir plus en détails sur ces mots dits en crèche, sur ces expressions, tentons d’examiner ensemble leur fonction lorsqu’ils sont adressés à un petit enfant.

Des mots pour présenter le monde à l’enfant
Les paroles que l’adulte adresse au jeune enfant servent d’abord à lui présenter le monde qui l’entoure : « Tu vois Marcel, là il y a de la purée de carottes, ça c’est du poisson, et ici un yaourt à la fraise. » Ce petit être qui, quand il nait, se sent « comme un cosmonaute dans l’espace sans combinaison », a besoin d’un traducteur qui lui présente l’environnement autour de lui. Winnicott a décrit cette fonction sous le terme « object presenting ». Les mots adressés au tout-petit permettent donc de nommer les éléments du monde extérieur, mais aussi  de prévenir l’enfant de ce qui va advenir et ainsi de lui rendre la vie plus prévisible. Au cours du change, lorsque la professionnelle dit au bébé dont elle prend soin : « maintenant je vais enlever ta couche », elle lui annonce ce qui va se passer, ce qu’elle va faire et qui le concerne directement.

Si, en plus de le prévenir, cette professionnelle parvient à suspendre son geste, et à laisser passer quelques (très précieuses) secondes entre ses mots et son action, alors elle permet au bébé de se saisir de l’information et possiblement de participer à l’action. Ces quelques secondes de décalage entre les mots et les mains sont absolument fondamentales pour le petit enfant : c’est cette petite respiration qui lui permet de se sentir considéré comme un sujet pensant, et par cette même petite respiration, l’adulte indique à l’enfant que c’est à son tour de jouer, qu’il peut répondre corporellement aux paroles qui lui sont adressées. Dans ce cas, le langage verbal de la professionnelle offre une place à une réponse tonique, corporelle de l’enfant. Le rythme des mots et des mains crée un espace véritable pour le dialogue.

Des mots pour créer du lien et des liens
Une autre fonction du langage est de créer du lien. Les paroles adressées à l’enfant par l’adulte impliquent d’emblée une relation entre l’un et l’autre : si je te parle, c’est que j’ai conscience que tu es un autre, différent de moi, et la communication est un outil au service de notre relation. Par la parole et toutes ses nuances, l’adulte peut donc inviter, proposer, demander, exiger, interdire, commenter, consoler … et en réponse, avec son corps et ses mots, l’enfant peut accepter, refuser, rire, éviter, coopérer, fuir, jouer… Le choix des mots employés par les professionnelles va donner une certaine couleur à la relation.

Le langage permet aussi de relier l’enfant à lui-même. Tout petit, sa vie ressemble un peu à une mosaïque de sensations, d’expériences diverses, et il a besoin de l’adulte pour « mettre ensemble les morceaux », et les réorganiser en un tout cohérent. Lorsque la professionnelle dit: « tu as fini ton repas, je vais maintenant t’accompagner changer ta couche et ensuite j’irai t’installer dans ton lit pour que tu te reposes », ces paroles aident le bébé à se situer dans le temps et dans l’espace, elles lui racontent sa petite histoire de la journée. Les mots servent ici à donner des repères qui vont constituer le ciment nécessaire pour relier les différentes expériences vécues par le tout petit. De cette manière, il peut anticiper les différents moments de sa journée. Sans ces repères, l’enfant peut être inquiet de ne pas savoir quand on va s’occuper de lui, et cette inquiétude l’empêche de partir tranquillement à l’aventure.

Il s’agit encore d’aider le bébé à tisser des liens lorsque le langage est utilisé pour parler de son monde interne c'est-à-dire lorsque l’on fait des hypothèses sur ses sensations, ses émotions. Quand une professionnelle dit à un enfant à qui elle donne le biberon : « tu bois ton biberon très vite, tu devais avoir vraiment faim » elle l’aide à comprendre ce qu’il se passe en lui, à mettre du sens sur ses éprouvés. Dans ce cas, les paroles de l’adulte permettent de créer du lien entre les sensations du bébé, leur origine et donc leur source d’apaisement. Ce que le bébé vit comme des expériences dissociées : sentir ce creux dans l’estomac, téter avidement puis ressentir la satiété : l’adulte, par ses mots, les réunit, et soutient ainsi chez le bébé la construction de la conscience de soi.

Les paroles servent aussi à maintenir le lien entre l’enfant et sa famille, le pouvoir magique du langage est de faire exister ce qui n’est pas là… Un jour dans une crèche, une petite fille m’a demandé : « Elle où maman ? » Ne connaissant pas sa maman, je risquais un « Est-ce qu’elle est au travail ta maman ? » elle me répondit joyeusement du tac-o-tac « Non ! Au boulot ! » avant de me poser une nouvelle fois la question. Ce jeu -là, nous le savons peut durer un long moment ! Les mots ont ici pour fonction d’entretenir le lien entre le jeune enfant accueilli et le monde de la maison. C’est cette même fonction qui entre en jeu par exemple lorsqu’un enfant  a du mal à quitter la crèche le soir et que nous lui parlons de ce qu’il va retrouver chez lui.

Des mots qui parlent de soi, de l’équipe, du fonctionnement de la crèche
Je finirai cet inventaire non exhaustif par une dernière dimension qui souvent nous échappe : en parlant à un autre, on parle toujours aussi de soi… Les mots que l’on choisit, notre intonation, disent quelque chose (parfois malgré nous) de comment l’on considère notre interlocuteur, de l’attention qu’on lui porte, de notre plus ou moins grande empathie à son égard. Les jeunes enfants, comme les adultes sont sensibles à cette dimension. Demander à sa collègue si « ça » pleure ou si « ça » dort, même si cette expression est profondément enracinée dans le langage d’équipe, questionne sur ce que l’on met derrière ce « ça »… De la même manière posons-nous la question : comment peut-être perçu par un petit enfant totalement absorbé par sa construction en kaplas, un « allez les moyens, on va dans le jardin !» lancé au dessus de sa tête ? Comment se reconnaître dans ce mot : « les moyens » ? (la réflexion vaut aussi pour « les pandas » ou « les lutins » selon le sobriquet donné à la section…) Comment se sentir reconnu comme un enfant unique lorsque les mots trahissent le poids du collectif…

Notons aussi l’emploi très usité du « copain » et « copine »… Que savons-nous des relations entre les enfants ? Parce qu’ils sont en groupe ils devraient être tous copains et copines ? Chez nous les grandes personnes, le monde du travail nous montre quotidiennement qu’il ne suffit pas de mettre des humains dans un même lieu pour qu’ils deviennent copains ! Autre exemple : les petits surnoms plus ou moins heureux, plus ou moins bucoliques, marquant l’enfant de la subjectivité des professionnelles. Souvent attribués qu’à quelques uns, ils témoignent de l’investissement affectif des adultes et peuvent éveiller les rivalités (chez les enfants mais aussi chez les parents) pour ceux qui n’en sont pas pourvus : Christine appelle cet enfant « mon chéri » alors qu’elle nomme ma fille par son prénom, est-ce qu’elle l’aime moins, est-ce qu’elle s’en occupe moins ? pourrait penser un papa.

Vous l’aurez compris, lorsque l’on tend l’oreille, les exemples fleurissent, or il nous faut être attentif car c’est avec les mots que nous construisons nos pensées. « Le langage et la pensée se façonnent l’un l’autre » nous enseigne le linguiste Claude Hagège. C'est-à-dire que le langage est le moyen d’expression de la pensée, mais c’est aussi en parlant que la pensée se construit. Louis Lavelle, philosophe du XXè siècle affirmait à ce sujet : « Le langage n’est pas comme on le croit souvent, le simple vêtement de la pensée, il en est le corps véritable. »

Réfléchir à son langage professionnel : une nécessité
Les mots permettent aussi de mettre du sens sur la réalité qui nous entoure, elle dit quelque chose de notre culture. L’exemple souvent cité est la langue des inuit du Canada par exemple dans laquelle il existe plus d’une dizaine de mots pour nommer la neige. Or sur le territoire de la petite enfance, au sein de notre culture commune, celle du soin prodigué aux jeunes enfants, nous avons, nous aussi, à réfléchir à notre langage professionnel. Le choix des mots dit beaucoup de la représentation que nous avons d’un petit enfant, de l’estime que l’on a pour lui, de la manière dont on le considère, comment on prend soin de lui, Dans notre bouche, les enfants sont parlés tantôt comme un groupe, tantôt comme un petit objet précieux et adoré, ou encore comme un être compétent, intelligent et sensible.

Les mots adressés au petit enfant sont d’une importance fondamentale pour la construction de sa personnalité tandis que les mots choisis par les adultes sont une composante essentielle de leur posture professionnelle au même titre que les gestes techniques appris pour donner un soin. Une réflexion en équipe soutenue par l’institution est donc nécessaire pour que les mots dits ne soient pas source de malentendus.
Article rédigé par : Mathilde Renaud-Goud
Publié le 16 juillet 2019
Mis à jour le 03 juin 2021