Fragilités psychiques et travail en petite enfance. Par Anne-Cécile George

Directrice de crèche, infirmière-puéricultrice

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groupe enfants à la crèche
Dans une société où le culte de la performance est prégnant, le handicap au travail a encore du mal à trouver sa place. Lorsque celui-ci est psychique1, c’est un parcours du combattant pour se maintenir dans l’emploi. Et en crèche, qu’en est-il ?
Les maladies mentales sont moins bien perçues que les maladies physiques. Il est encore tabou d’avouer qu’on souffre d’une dépression par exemple, il sera mieux perçu de dire « je suis en burn-out » car on sera reconnue comme victime du travail et non responsable de sa maladie (ZAWIEJA)3. Il y a des maladies nobles, tel le cancer, où l’entourage aura davantage de compassion que pour un trouble mental. On entendra dire « oh la pauvre, elle a un cancer », moins « oh la pauvre, elle est bipolaire ». En cause, selon Stiker4, la peur du semblable : « le malade mental renvoie à la dualité que nous portons en nous, à des potentialités qui pourraient nous envahir ». Une peur qui engendre souvent le rejet de l’autre et en crèche, des réticences de la part des directeurs. On pourra d’ailleurs relever des réactions comme « je suis pas assistante sociale ! ». Outre la peur, les directeurs ouvrent les parapluies de la responsabilité en brandissant la pancarte de la sécurité.

Or les affections psychiatriques étaient en 20025 la 2ème cause d’absences de courte durée après les troubles ostéo-articulaires et l’OMS estime qu’en 2020 une personne sur 3 sera touchée par une maladie mentale au cours de sa vie. Il y a donc une forte probabilité de travailler en EAJE en ayant un trouble mental (dépression, bipolarité, troubles anxieux…). Avec la loi de février 2005, la notion de handicap psychique est reconnue. Le 8 aout 2016, la loi travail est venue renforcer l’engagement de la France pour l’insertion des malades atteints de troubles psychiques avec le dispositif d’emploi accompagné. Les directeurs de crèche sont-ils suffisamment préparés à accompagner le personnel touché en tenant compte de l’équilibre de l’équipe dans sa globalité ?

Et quel est l’impact de la maladie psychique sur la prise en charge de personnes vulnérables que sont les enfants ? Ceux-ci ont besoin pour se développer d’un environnement stable, empreint de repères tant sur le plan de l’espace que des personnes de référence qui font figure d’attachement. Accueillir un enfant en crèche nécessite un savoir être comprenant la maitrise des émotions, une empathie, de la patience, de la douceur… Des qualités permettant à l’enfant de s’épanouir sereinement, sans craindre des changements brusques d’humeur ou une ambiance tendue et morose. Mais ne sommes-nous pas tous à un moment donné moins performant dans nos compétences relationnelles et émotionnelles ? Ethiquement, sommes-nous en droit d’exiger un profil idéal du professionnel de crèche ? Au risque de standardiser les équipes à l’extrême, en gommant chacune de leurs aspérités ?
En abordant le sujet avec des directeurs de crèche, l’un d’entre eux m’explique qu’il ne pourrait pas tolérer qu’un professionnel ait une maladie mentale, évoquant les risques potentiels et la sécurité de l’enfant. Autant affective, que physique.

Comment intégrer un professionnel ayant des comportements imprévisibles ? Comment lui accorder sa confiance alors que les familles nous accordent la leur pour accueillir ce qu’ils ont de plus précieux ? Tout dépend encore du trouble dont il est question. La crèche est un lieu d’accueil protégé où des normes socio-éducatives sont instituées par les projets éducatif et pédagogique mais aussi par les fiches de poste remises aux professionnels de la structure. Ils posent le cadre dans le but de circonscrire l’activité et de mettre au centre des priorités : l’intérêt de l’enfant. Les comportements présentant un décalage avec le réel, le vrai (délires, discordances, excès, …) pouvant entrainer chez l’enfant des traumatismes psychologiques sont évidemment proscrits. Quand Michel Jacques-Sone* tient à bout de bras son enfant au-dessus d’un vide de 15 mètres pour le présenter à ses fans, c’est aussi dangereux que lorsque Jacqueline étouffe de câlins les enfants de sa section un jour et le lendemain les rejette violemment. « L’imprévisibilité et la discontinuité auxquelles le nourrisson est soumis constituent en soi un facteur traumatique important du fait de l’impossibilité pour lui d’anticiper les modalités de la rencontre avec l’Autre. »7

Alors que nous évoquons les risques pour l’enfant accueilli, une directrice m’explique que son N+1 était atteint d’un trouble bipolaire et a décompensé au travail. Des décisions fantaisistes aux comportements compromettant l’image du service, ce dernier a fini par quitter son poste pour prendre le temps de se soigner. Elle confie que les équipes étaient compréhensives, mais attribue cela au secteur. Selon elle, dans le sanitaire et social « on laisse passer plus de choses ». Mais, n’est-ce pas le cas dans tous les secteurs ? Quand on connait les personnes, n’avons-nous pas une tendance naturelle à protéger un collègue quitte à couvrir certaines incapacités ou lacunes ?

C’est le cas notamment de l’alcoolisme au travail. Les collègues sentent l’odeur mais n’ont pas de preuve d’un alcoolisme avéré. Quand le diagnostic n’est pas posé, il est difficile d’alerter par peur d’une erreur de jugement. Cette situation démontre aussi que ce qui peut mettre en péril le maintien dans l’emploi, c’est le déni de la maladie ou la peur d’avouer souffrir d’un trouble en raison du risque de rejet de la part des pairs, de la stigmatisation ou de la crainte de perte d’emploi. Et cette crainte est d’autant plus vraie lorsqu’il s’agit d’un trouble mental. Il est beaucoup plus risqué d’avouer souffrir de bipolarité que de diabète, dans un contexte où l’on travaille auprès d’enfants en bas âge.
Car comme le prouve le témoignage cité plus haut, pour beaucoup, la maladie mentale serait incompatible avec le fait de s’occuper d’enfants. Or quand la maladie est équilibrée, que la médecine du travail a déclaré le professionnel apte, et qu’une collaboration étroite a été possible entre celle-ci et le manager avec un aménagement au sein de la structure, le maintien dans l’emploi n’est-il pas envisageable ?

Dans la plupart des cas, l’intégration est possible grâce à un arrangement ou une compensation. Un directeur de crèche relatait qu’une professionnelle au statut RQTH2 avait du mal à se repérer dans l’espace et à mémoriser comment la salle de vie devait être installée. Les collègues devaient régulièrement replacer les chaises, poufs, tapis, à sa place. Néanmoins son intégration s’était bien déroulée car elle apportait une plus-value. Elle avait toujours des remarques pertinentes au sujet des enfants pris en charge, qui faisait avancer la réflexion du groupe lors des réunions. Les professionnels attendent une certaine justice. Si ceux-ci compensent les déficiences d’un collègue, il faudra que ce dernier leur apporte une contrepartie.

Enfin, il ne faut pas négliger l’aspect de bien-être qu’apporte le travail aux personnes atteints de pathologies psychiques. Nombre de sociologues ont étudié le pouvoir du travail sur la santé des hommes, comme Lhuilier et Litim (2009)6 qui considèrent que le « le retour au travail témoignerait d’un « retour à la normale gage d’une meilleure santé et qualité de vie » ou comme « restauration de l’estime de soi et du lien aux autres ». Car être en situation de handicap psychique peut avoir une durée limitée tout comme le fait d’être valide.
Des accidents de vie peuvent mettre à mal la santé mentale. Alors, à quand l’évolution des mentalités dans le domaine de la petite enfance ?



*Le prénom a été modifié pour conserver l’anonymat de la personne
1. Le handicap psychique est caractérisé par un déficit relationnel, des difficultés de concentration, une grande variabilité dans la possibilité d’utilisation des capacités alors que la personne garde des facultés intellectuelles normales. Le handicap psychique est la conséquence directe des troubles psychiques. Source : UNAFAM
2. RQTH : Reconnaissance en qualité de travailleur handicapé
3. Zawieja, P. Le burn-out, mal du siècle. Sciences humaines (290), p59
4. Stiker, H-J. Maladie mentale, société, travail. Vie Sociale 2009/1 (1), 51-59
5. Le Roy-Hatala, C. Le maintien dans l’emploi de personnes souffrant de handicap psychique, un défi organisationnel pour l’entreprise. Revue Française des affaires sociales 2009/1, 301-319
6. Lhuilier, D. Litim, M. Le rapport santé-travail en psychologie du travail. Mouvements 2009/2 (58), 85-96.
7. Araquistain, S. L'enfant face à la maladie mentale de ses parents. Le Journal des psychologues 2008/5 (n° 258)
Article rédigé par : Anne-Cécile George
Publié le 08 janvier 2019
Mis à jour le 10 janvier 2019