Le nez qui coule. Par Anne-Cécile George

Directrice de crèche, infirmière-puéricultrice

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enfant avec mouchoir
J’ai longtemps réfléchi avant d’écrire cette chronique, il y avait tellement de sujets à aborder, comme le nouveau secrétaire d’Etat à la protection de l’enfance qui a certainement su s’entourer de fins connaisseurs en matière d’enfance (on l’espère) ou encore le grand débat qui anime la France entière en ce moment : « pour ou contre la tétine ? », ah non… j’ai dû me tromper de débat. Bon tu auras saisi, devant tant de sujets j’ai failli me perdre. J’ai donc opté pour un problème de fond.

J’avais abordé il y a longtemps l’importance capitale de manger ses crottes de nez pour avoir une bonne immunité. L’idée n’avait pas fait fureur (mais elle ne venait pas de moi, une étude très sérieuse l’avait attesté). Parce que j’aime le changement, j’ai décidé d’opter pour une autre texture, de passer à un sujet qui occupe nombre de conversations l’hiver, parce qu’on n’en parle pas assez, parce qu’on oublie qu’on peut s’étonner d’un petit rien, ou parce qu’il nous faut du sensationnel et des images chocs, je vous parlerai : du nez qui coule.

D’ailleurs quand je parle d’images chocs, si je devais nommer une seule chose qui m’a étonnamment choquée quand je travaillais en crèche, ce fut bien le visuel de l’enfant dont le nez coule qui passe sa langue sur la chandelle, et qui l’avale. C’est limite comme image. Je comprendrais d’ailleurs que bon nombre de lecteurs soient heurtés à la lecture de cette chronique peu conventionnelle. Rien ne vous oblige à continuer, il y a une petite croix en haut à gauche qui est tout à fait disposée à être cliquée. Je compte maintenant vous dévoiler ce que la collectivité met en place l’hiver, enfin…, toute l’année, au service des enfants qui ont le nez qui coule. La crèche investit dans des mouchoirs. C’est déjà une bonne chose. Il faut savoir que le budget mouchoirs est au moins égal à celui des couches, si ce n’est plus.

Quand tu travailles dans une entreprise au budget restreint, il y aura parfois des allusions en réunion de directeurs pour limiter les coûts du poste « mouchoirs ». Tout du moins, encourager à ne prendre qu’une feuille pour moucher le nez. Mais une feuille, c’est léger. Tout le monde s’accorde à dire que même toi, adulte, tu prends plus qu’une feuille de papier pour t’essuyer. Tu as envie que l’étanchéité soit telle que les miasmes ne t’effleurent pas la main. Il y a dans cette activité, somme toute anodine du prendre soin, la notion de « sale boulot » développée par Hughes, sociologue américain. C’est-à-dire la confrontation avec les tâches « physiquement dégoûtantes ou symbolisant quelque chose de dégradant et d’humiliant »1 (1951).
Les parents renvoient souvent aux professionnels que les nez ne sont pas mouchés. Moi-même quand j’allais chercher mon fils à la garderie, je déplorais que les coulures aient laissé place à deux traînées sèches, craquelant au moindre sourire. Le regret de n’avoir pu soigner soi-même son enfant apparaît bien souvent, et pour réparation les parents se tournent vers les professionnels pour préconiser des soins, expliquer par le menu comment on fait une DRP2 (à des pros rompues à ce genre d’exercices) ou peuvent prétexter des otites à répétition pour exiger un lavage de nez plus fréquent que la moyenne et avoir ainsi l’assurance que le soin sera fait. Qu’un regard sera porté sur leur enfant.

Stratégies testées et approuvées par le comité des parents contents-d’avoir-une-place-en-crèche-mais-qui-ont-plein-d’idées-pour-améliorer-les-conditions-d’accueil-de-leur-enfant. Ce qui peut renvoyer aux professionnels la désagréable impression qu’on leur reprochent de ne pas avoir fait le boulot. Car si dans la réalité certains professionnels délaissent le « sale boulot » à leurs collègues pour conjurer une représentation de soi « dégradée » par la tâche (en tournant la tête pour ne pas voir, en ayant subitement d’autres tâches élevées au rang de priorité, comme faire les photocopies des dessins de Noël), la plupart s’arment de boites de mouchoirs et de gants imbibés d’eau tiède pour redonner les éléments de confort aux enfants accueillis. 
Le gel hydroalcoolique ou le lavage des mains assureront autant l’hygiène prescrite par les protocoles en vigueur mais aussi de « pouvoir soutenir une représentation de soi qui ne soit pas contaminée par la souillure »3. A noter que lorsque le lavage de nez est réalisé, celui-ci ne règle pas définitivement l’écoulement (trop simple). Il y a toujours un deuxième effet kiss-cool, l’après coup, qui est un écoulement certes plus fluide mais bien présent. Vous pouvez multiplier la dernière phrase par 15 à peu près pour vous donner la fréquence des soins du nez sur une … matinée en crèche ?

Une lassitude peut s’instaurer avec cette propension élevée aux soins du nez et l’impression que cette activité vienne interrompre sans cesse le cours de la journée
(à noter que l’interruption de tâche est recensée comme un risque psychosocial), de là à dire que le nez qui coule est un facteur de burn-out, il n’y a qu’un pas. Mais je ne voudrais surtout pas faire polémique avec cette modeste chronique.

Si l’intérêt de l’enfant primera toujours sur le confort des professionnels, il est intéressant d’aborder la question en réunion d’équipe, car le prendre soin est une mission à valoriser autant qu’un atelier peinture, tant elle concourt à son bien-être dans sa globalité.

Sinon je vous ai pas dit, je lance une startup sur la fabrication de bouchons nasaux adaptables aux petits comme aux grands nez. Je fais un appel aux investisseurs (j’ai pas réussi à vendre mes cartables et mes sacs à dos à la brocante, parait que c’était pas la période). Sur ce … prenez soin de vous !

1. Everett Cherrington Hughes (1897-1983) cite dans l’article de Dominique Lhuilier (2005). Le sale boulot. Revue Travailler n°94
2. Désobstruction Rhino Pharyngée
3. ibid
Article rédigé par : Anne-Cécile George
Publié le 03 février 2019
Mis à jour le 04 février 2019