« J’ai mangé au restaurant !». Par Laurence Rameau

Puéricultrice, formatrice, auteure

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enfant mange
Une professionnelle nous écrivait récemment pour signifier qu’elle trouvait magique la répartie d’une enfant qui rapportait  à ses parents venant la chercher à la crèche : « j’ai mangé au restaurant ! » Effectivement, lorsque nous changeons les termes du langage professionnel que nous utilisons, les enfants s’en saisissent aussi. Mais ce changement n’est pas seulement une question de sémantique, il porte avant tout sur l’organisation, les pratiques professionnelles et, au final, les représentations que nous avons de la crèche et des enfants.

Jusqu’à présent de nombreux établissements étaient organisés en sections, unités ou maisons. Dans chacune d’elles les enfants jouent, dorment, reçoivent les soins d’hygiène nécessaires et mangent. Les repas sont donc apportés par des chariots dans plusieurs espaces de la crèche. Ce qui multiplie les manipulations et les risques menant aux obligations de prévention de l’hygiène alimentaire. L’objectif pédagogique est ici de limiter le nombre d’enfants à table au même endroit, c’est-à-dire de faire de petits groupes pour le confort des enfants au moment des repas. Mais les adultes sont alors presque tous mobilisés sur ce temps et tous les enfants mangent en même temps dans des espaces différents. L’accompagnement au jeu n’est plus possible, les enfants doivent attendre et faire comme les autres, on sent souvent une tension et les professionnels relatent ce moment comme étant difficile pour eux comme pour les enfants.

Dans une organisation différente, prévue en Itinérance Ludique, nous avons un restaurant unique pour la crèche. Ce dernier est aménagé pour recevoir des enfants qui mangent de façon individuelle et des enfants qui mangent à table. Comme dans un restaurant, il peut y avoir des tables de 2, de 4 ou de 6 enfants. Mais il n’y a pas autant de place à table que d’enfants présents à la crèche car le restaurant est ouvert pendant une heure et les enfants ont le choix d’y aller dès l’ouverture ou plus tard. Certains professionnels sont mobilisés pour accompagner les enfants mangeant au restaurant pendant que d’autres ouvrent des univers ludiques attractifs (par exemple un univers de manipulation telle que la semoule ou la pâte à sel) et y accompagnent les enfants qui ne manquent pas de venir y jouer. Ces derniers comprennent très vite le fonctionnement et il n’est même pas nécessaire de leur signifier l’ouverture de l’un ou de l’autre espace. Ils font des choix pour eux, à leur niveau. C’est ce que nous appelons l’apprentissage de l’autonomie. Et si certains oublient d’aller manger, les professionnels sont toujours là pour leur indiquer qu’ils doivent y aller avant la fermeture du restaurant…

Les enfants allant au restaurant suivent un parcours commençant par le lavage des mains et la mise de leur serviette (ici aussi il est possible de permettre à l’enfant de choisir sa serviette, par exemple la couleur). Puis ils se rendent au passe-plat ou au self-service où ils prennent leur plateau pré-servi ou se servent eux-mêmes, suivant le choix de l’équipe. C’est l’occasion de leur indiquer ce qu’ils vont manger, comment cela s’appelle, ce que c’est vraiment, et de leur demander s’ils en veulent un peu ou beaucoup. Ils vont ensuite s’installer à table, accueillis par la personne prévue pour les accompagner au repas. Cela nécessite donc trois professionnels  au minimum. Même dans une micro crèche, il y a toujours au moins un professionnel installé dans l’univers ludique prévu au moment des repas. Les enfants restent à table autant de temps qu’ils en ont besoin et apprennent à réguler leur temps de repas : « puisque je peux m’en aller quand je veux, je peux aussi rester plus longtemps ! ». Ils doivent évidemment terminer leur repas avant de s’en aller, il n’y a pas d’aller-retour possible, notre culture du repas partagé s’installant dès la petite enfance. Les enfants font alors le circuit inverse, en débarrassant leur plateau,  en mettant leur serviette dans un bac de linge sale et en se débarbouillant devant un miroir. Le professionnel qui a assuré le lavage des mains, accompagne désormais les enfants sur ce temps de débarrassage et de nettoyage.

Tous ces moments sont des occasions pour discuter et prendre soins de chaque enfant, au niveau individuel. Ils sont des moments privilégiés pour « voir » chacun d’eux et non les gérer dans la masse d’un groupe, si petit soit-il. L’ensemble des actions de l’enfant constitue une somme de choix possibles et d’investissement de l’enfant dans ce qui le concerne, dans ce qui le constitue, dans ce qu’il est capable de faire. Cela forme ainsi des temps quotidiens d’apprentissage implicite : l’autonomie, la mémoire procédurale, la dextérité manuelle, les interactions sociales, le vocabulaire, la confiance en soi, etc.  
Comme dans tout restaurant, il est possible qu’il n’y ait plus de place, mais qu’il y en ait une qui se libère bientôt. Le professionnel acte alors avec l’enfant son désir de manger, cette absence de place à table et lui propose de jouer en attendant. Chaque adulte sait qu’il n’est pas là pour combler le désir immédiat de l’enfant et qu’il peut l’amener à y surseoir, pour peu que son besoin alimentaire soit bientôt comblé. Comme dans un restaurant, les professionnels nettoient la place libérée permettant ainsi à un nouvel enfant de s’y installer. Comme dans un vrai restaurant des enfants peuvent avoir envie de manger ensemble et attendent d’avoir deux places libres pour s’y rendre ensemble, s’imiter, papoter et rire.

C’est alors que, pour les enfants, manger au restaurant devient un plaisir, comme pour les adultes.
C’est alors que la représentation de la crèche change puisqu’il ne s’agit plus de groupes d’enfants mais de collectivité dans laquelle chacun est bien individualisé et suit son chemin, en interaction avec d’autres.  La crèche devient ce lieu où il y a des espaces de jeux tel qu’un laboratoire, une bibliothèque, un palais sensoriel ou palais des bébés, un atelier, ou un théâtre et un espace pour manger qui est le restaurant !
C’est alors que la représentation de l’enfant change et qu’il devient cet être capable de choisir, un sujet évoluant dans un cadre donné, dans une organisation prévue et dans laquelle il peut prendre des décisions.
C’est alors qu’il devient un sujet important puisqu’il mange au RESTAURANT !



 
Article rédigé par : Laurence Rameau
Publié le 06 novembre 2022
Mis à jour le 06 novembre 2022