La notion de groupe est une mauvaise idée en crèche. Par Laurence Rameau

Puéricultrice, formatrice, auteure

enfants qui jouent
Le groupe, quel groupe ? En crèche, lorsque l’on parle de pédagogie Itinérance Ludique on a tendance à réduire l’action pédagogique aux seules situations ludiques, comme si le jeu était un temps situé à part dans la journée de l’enfant. L’idée est ici qu’il existerait un temps du jeu pendant lequel les enfants peuvent évoluer librement et choisir leurs activités ludiques, se mélanger et partager des moments entre eux, quel que soit leur âge et leur développement, et qu’ensuite chacun devrait rentrer chez soi, dans son groupe, pour le reste du temps, c’est-à-dire les soins, le repas et le sommeil. Ces moments de moindre liberté correspondent à des périodes pendant lesquelles, pour les équipes, il faut revenir au groupe, au contrôle de l’adulte sur le groupe, à des activités communes au groupe, souvent plus dirigées car considérées comme nécessaires, incontournables, sortes de passages obligés. Les professionnels parlent alors du groupe comme s’il s’agissait d’une entité entière et unique. On les entend dire : « le groupe est calme aujourd’hui », ou « le groupe est difficile en ce moment », ou encore « nous avons un bon groupe cette année ».
Ces phrases indiquent les propres ressentis des professionnels à propos des enfants, sans distinction entre ces derniers et sans tenir compte de ce qu’ils sont : de jeunes enfants en train de construire leur propre individuation. Comment pouvoir faire partie d’un groupe alors même que chacun d’entre eux n’a pas encore achevé cette construction individuelle ? N’y-a-t-il pas ici un vrai contre sens sur le rôle de la crèche ?

Lorsque l’organisation groupale pointe son nez, c’est-à-dire lorsque les enfants sont divisés, selon leur âge le plus souvent (mais pas toujours), alors qu’ils étaient libres quelques minutes auparavant, ils doivent maintenant écouter, faire ce qu’on leur demande et se comporter à l’identique les uns des autres. Ils doivent manger tous ensemble par exemple, ou se déshabiller tous pour faire la sieste. Si l’un d’entre eux rechigne, on lui rappelle que les copains, sont déjà en place et qu’il doit se dépêcher. Mais quels copains ? Il ne sait pas encore ce que cela signifie et pourquoi il doit faire comme les autres. Il est centré sur lui-même et pour le moment il cherche à comprendre ce qui se trouve dans son environnement, en fonction de lui, pas encore en fonction des autres…
Si l’on interroge les professionnels à ce sujet, ils répondent souvent que le groupe est le propre de la crèche puisqu’il s’agit d’apprendre à vivre ensemble ! Mais vivre ensemble est très différent de vivre en groupe. Dans le premier cas il s’agit de créer des relations et d’apprendre comment faire soi-même avec les autres, alors que dans le second il est question de faire tous pareil…

Une pédagogie constante. Il est difficile pour les jeunes enfants de comprendre ces changements journaliers, à savoir le comportement plus ou moins directif des adultes et ce qu’ils peuvent faire ou pas. C’est en observant ce qui se passait dans la pédagogie interactive qu’est née celle de l’Itinérance Ludique. En effet en pédagogie interactive le but est de permettre aux enfants d’âges différents de jouer ensemble dans des ateliers ludiques, selon leurs choix du moment. Mais ces enfants continuent « d’appartenir » à un groupe (une section ou une unité) :  ils doivent y arriver le matin, en repartir le soir, le rejoindre aux moments des regroupements, des repas et des siestes, dans une sorte de « transhumance » quotidienne vers un « chez soi » obligatoire…Et toujours difficile. Pour les enfants, la crèche n’est-elle pas, dans son entièreté, un chez eux, une micro société dans laquelle ils ont une place ? Ils peuvent y interagir, avec les autres, en fonction des autres, enfants comme adultes, mais pas forcément former un groupe où tous font la même chose au même moment, pour arranger les professionnels. Agir selon leurs choix, leurs affinités, leurs ressentis est bien plus intéressant et apprenant que selon une assignation donnée arbitrairement par les adultes.   

C’est en observant cette difficulté, voire cette contradiction d’une pédagogie interactive bien intéressante, que celle de l’Itinérance ludique s’est installée pour proposer de supprimer ce grand mouvement quotidien.  Elle est devenue une organisation spécifique prenant en considération l’ensemble des espaces de la crèche, qu’ils soient de jeux, de soins, de repas ou de sommeil, afin de permettre à chaque enfant d’y faire son chemin, son itinérance, de manière individuelle et indépendante. Les lieux sont organisés de façon à ce que l’enfant s’y repère facilement et y trouve sa place : les lieux de sommeil : la chambre où il dort, ceux des repas : le restaurant où il mange, ceux des soins : la salle de bain où il a sa couche changée, va aux toilettes et se lave les mains, sont toujours les mêmes. Tout comme la bibliothèque avec les livres, l’atelier où se trouvent des objets de construction, le palais des bébés pleins d’objets sensoriels, le théâtre pour jouer à faire semblant, ou encore le laboratoire pour mener des expériences inédites. Certes l’enfant a des repères de lieux importants, mais l’utilisation de ces espaces lui est propre et ne dépendent d’aucun groupe. Cette considération, cette vision, cette organisation, correspondent entièrement à son développement et sont en cela plus propices à le soutenir.

La crèche comme micro-société. Ceci correspond à la différence qui existe entre une société (ici la micro-société « crèche ») et une communauté ou groupe communautaire. La société est un ensemble d’individus qui créent des liens sociaux entre eux, ce que les jeunes enfants apprennent à faire dès leur naissance. Dans ce cas ce qui prime c’est l’individu. S’agissant de jeunes enfants c’est très important puisqu’ils sont dans une phase de leur développement que l’on nomme l’individuation et qui correspond au fait de se construire en tant qu’individu différencié des autres. Alors que dans le cas de la communauté, c’est le groupe qui est plus important que l’individu rendant difficile la possibilité de se différencier. Ce qui, pour de jeunes enfants, est un véritable obstacle. Plus tard, dans son développement, l’enfant aura l’occasion de privilégier le groupe auquel il appartiendra et le débat sera pour lui tout autre, entre intérêt personnel et cause collective. Mais ça ce sera plus tard !

 
Article rédigé par : Laurence Rameau
Publié le 06 avril 2021
Mis à jour le 06 avril 2021