Accueillir pour créer d’autres liens. Par Pierre Moisset

Sociologue, consultant petite enfance

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pro avec enfant
 Dans l’actualité de la politique petite enfance on parle beaucoup de la lutte contre la pauvreté, de l’accueil des publics fragiles etc.  J'ai déjà évoqué le sujet plusieurs fois, c’est une très belle mais aussi très exigeante mission pour les professionnels de l’accueil de la petite enfance. Une mission dont la légitimité et l'ambition ne doivent  pas faire oublier la complexité : il y a plusieurs formes de pauvreté, de fragilité et les publics fragiles ne sont ni forcément demandeurs ni forcément sympathiques. Ni les exigences : accueillir des parcours de vie et de familles fragiles soulève des affects très forts et les professionnels peuvent être ballotés entre sollicitude et rejet s’ils n’ont pas assez l’occasion de réfléchir et de se réguler.

Je souhaite ici ré-aborder dans le sujet en développant l’idée que, pour des enfants venant de contextes familiaux et relationnels tendus, dysfonctionnels, la fréquentation d’un mode d’accueil est une chance parce que c’est une occasion de développement, mais aussi parce que c’est une occasion pour l’enfant de jouer d’autres liens et donc, peut-être, de remettre en question les liens souffrants qui l’unissent à son ou ses parents présents. Passons par un exemple concret.

Lors d’une séance de travail avec une équipe de crèche, me fut évoquée la situation d’une petite fille et, surtout, de sa mère. Cette femme, récemment séparée, sans activité professionnelle marquait et attristait l’équipe parce qu’elle n’avait, lors des échanges le matin et le soir, aucune tendresse pour sa fille et, surtout, que des remarques négatives la concernant : « Oh ! elle m’a encore fait ch… tout le week-end ! » « Oh je suis contente de vous la remettre parce que là… ».
 L’équipe était affectée par le désamour apparent, en tout cas affiché et manifesté de cette mère pour sa petite fille. D’autant plus qu’ils avaient un vécu tout à fait différent de cet enfant qui venait à la crèche depuis ses premiers mois. Maintenant âgée d’environ deux ans elle se montrait enjouée et ravie à l’idée de venir en crèche, quittait sa mère grognon sans difficultés le matin et semblait grandement investir la crèche : ainsi elle accompagnait parfois la direction qui présentait l’établissement à de nouveaux parents et participait à la présentation comme si elle montrait un espace qui était aussi, profondément, le sien. Pour couronner le tout, cette mère en demande d’écoute et de confessions sur ses différents malheurs jetait son dévolu sur certaines professionnelles pour les entretenir longuement, au détriment de leur disponibilité pour leurs collègues et les enfants…    

Mais alors, qu’est ce qui affectait tellement l’équipe face à la situation de cette petite et de sa mère ? En reprenant méthodiquement ensemble différents éléments d’observation, nous avons commencé à faire de l’ordre dans la situation. Cette petite fille leur semblait-elle affectée, menacée par l’attitude de sa mère ? En théorie on ne peut que s’inquiéter pour ce que vit cette enfant au domicile. Mais pour ce qui concerne les professionnels et qui se déroule avec eux ? Non, cette petite va bien, très bien même. Elle investit son accueil, elle a un bon développement affectif et relationnel. D’accord. Et donc, du côté de la mère, qu’est ce qui affecte les professionnels ? Au fond, à l’issue de nos échanges, nous avons pu établir que ce qui les touche c’est que cette mère ne semble pas aimer (ou avoir la place, l’espace intérieur pour le faire) son enfant. D’où ma question adressée aux professionnels : pouvez-vous faire que cette mère se soucie plus de sa petite et de son vécu et sorte un peu de son auto-centration morose ? Non, probablement non. C’est beaucoup demander pour les moments d’échanges du matin et du soir. D’autant plus que, au fond, ils n’ont pas (uniquement) envie d’aider cette mère, parce qu’ils pensent que c’est une « c…e » de ne pas faire attention à son enfant, une petite aussi pleine de vie. C’est moi qui leur ai proposé cette expression grossière. Et plusieurs ont ri : signe qu’elles le pensaient déjà, ou quelque chose de très proche.
On retrouve là ce que j’ai pu déjà évoquer sur ce sujet : travailler avec les vulnérabilités et les fragilités implique de nombreux affects, et tous ne sont pas beau à regarder. Mais il faut travailler avec et ne pas les nier, sinon ils ressortiront à un moment ou à un autre. Enfin, qu’est-ce que cette situation posait comme problème aux professionnels ? Notamment le fait que le rapport affiché de cette mère à son enfant et ses propos agressaient le rapport que les professionnels s’efforcent de construire jour après jour avec les enfants accueillis. Quoiqu’il en soit du vécu et des raisons de cette mère, par son attitude, elle attaque le travail des professionnels. Mais je reviendrai sur ce point dans une autre chronique. Continuons pour l’instant dans la lignée de ce que je proposais de ressentir et travailler aux professionnels « Cette mère est schmorg* et vous n’y pouvez pas grand-chose ». « Par contre, vous pouvez même faire l’hypothèse que votre bon accueil permet à cette petite d’agir et de penser elle-même que sa mère est schmorgl. C’est peut-être aussi pour ça qu’elle la quitte si facilement le matin. Pour lui indiquer tout ce qu’elle loupe ».
Je ne sais pas si cette hypothèse est vraie ou plutôt vérifiée, mais elle se tente. Et surtout, elle nous introduit à cette autre dimension de l’accueil de la petite enfance que je souhaitais évoquer ici. Il ne s’agit absolument pas de dire et de penser que l’accueil de cet enfant se fait contre sa mère. Mais plutôt de prendre au sérieux, et de s’en réjouir en tant que professionnel, le fait qu’un bon accueil ouvre aux enfants un deuxième univers de lien où ils peuvent être regardés, observés, interpellés, mis en lien autrement que chez eux. Et que, dans des cas tristes comme celui que j’évoque, ce deuxième univers peut être une base d’estime et de sécurité qui permet de prendre de la distance et de questionner le premier univers familial. Non pas pour le rejeter, ce n’est pas l’objet, mais y changer de positionnement et permettre à l’enfant d’arriver à faire (autant que faire se peut) avec un parent insuffisant voire attaquant. Arriver à faire en trouvant ailleurs les bons regards qui le construisent et en laissant son parent à la place, et pas plus, qu’il aura su prendre. Il ne s’agit donc pas de vouloir sauver, restaurer, accompagner pour les professionnels. Mais d’être attentifs au fait de proposer un bon univers d’accueil et d’entretenir cet univers.

* Ce mot étrange remplace utilement la grossièreté que vous avez bien compris et que je ne souhaite pas répéter mais remplacer par une autre expression peu claire mais plus « gentille ».


 
Article rédigé par : Pierre Moisset
Publié le 18 octobre 2021
Mis à jour le 18 octobre 2021