Cultiver son jardin professionnel pour travailler la parentalité. Par Pierre Moisset

Sociologue, consultant petite enfance

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dialogue maman et pro
J’ai l’occasion de travailler, ces derniers mois, sur la question de l’accueil des publics vulnérables, précaires ou pauvres en EAJE dans le cadre de la récente stratégie pauvreté. Cette stratégie peut, effectivement, sembler bien loin dans le contexte pandémique qui nous submerge tous et tant elle a pu sembler à certains moments « bradée » en termes de moyens concrets pour les professionnels de la petite enfance.
Néanmoins, cette stratégie s’inscrit, pour le domaine de l’accueil de la petite enfance, dans une évolution plus ancienne et plus vaste. Une évolution qui voit l’attribution de plus en plus marquée d’objectifs éducatifs et de lutte contre les inégalités précoces de socialisation aux professionnels de la petite enfance. J’ai déjà eu l’occasion de le souligner dans ces lignes, une telle nouvelle mission n’est pas légère et ne pourra se faire à moyens constants. Ce sur quoi je souhaite insister dans cette chronique, c’est, à nouveau, sur le fait que le travail sur les fragilités parentales va solliciter durement les professionnels, leurs affects ainsi que leur positionnement.     

Pour comprendre cela, partons d’une situation (inspirée d’une situation réelle rencontrée lors d’un accompagnement). Cette maman est bavarde, beaucoup trop bavarde. Le problème, c’est qu’elle parle très peu aux professionnels de son enfant, mais de sa vie, de son activité professionnelle qui la sollicite jour et nuit, de ses difficultés, de son isolement. Et les professionnels en ont vraiment assez, ils souhaiteraient parler avec elle de son enfant. En effet, ils ont quelques inquiétudes au sujet de sa vie avec ses parents. Cette mère doit parfois ressortir la nuit pour surveiller son élevage. Elle emmène en journée son enfant en poussette pour faire ses rondes mais ne fait pas attention à quel moment il dort ou non et ne peut donc répondre aux professionnels sur le rythme de son enfant. Qui plus est, cette mère semble parfois bizarre, elle dit que son enfant dort dans une chambre hantée et qu’elle laisse les chiens dormir avec lui pour le protéger… Nous sommes typiquement là dans la situation du parent « bizarre », peu disponible, pris dans des préoccupations étranges. Et les professionnels se font du souci pour l’enfant et quand ils essaient d’en parler à la mère. elle acquiesce rapidement et repart sur ses préoccupations. Comment faire alors dans ce cas ? Une tentative d’orientation de la mère vers la PMI l’a effrayée et fait qu’elle a mis de la distance pendant un temps avec les professionnels.     

Qu’est ce qui se passe dans cette situation qui implique des notions de fragilité, de vulnérabilité et des inquiétudes sur les conditions d’éducation de ce tout jeune enfant ? Deux choses : les professionnels s’inquiètent pour les conditions de vie de l’enfant et voudraient plus en parler à cette mère. Et cette mère voudrait plus parler aux professionnels de soi et de ses difficultés. Et ainsi, les uns et les autres se parlent sans s’entendre et les professionnels ont l’impression de ne rien parvenir à faire.

Maintenant, reprenons la situation. Les professionnels constatent-ils, dans ce qu’ils peuvent observer de l’enfant, des problèmes ? De l’agressivité, de l’anxiété, du retrait, de l’hyperactivité ? Non, rien de tel.
Aussi, de quoi s’inquiètent-ils ? Du fait que cette mère ne parle pas de son enfant mais uniquement d’elle, et que ce qu’elle décrit de sa situation est parfois préoccupant. Oui, c’est déjà beaucoup. Mais l’enfant ne montre pas, pour l’instant, de problèmes. Et si on considérait que, rien n’étant constaté chez l’enfant au sein de la structure, on n’a pas à s’inquiéter pour lui, pour l’instant.

 Ne reste alors que cette mère qui parle trop, que les professionnels se « refilent » comme un cas spécial à éviter tant ils ne parviennent pas à l’interrompre… Jusqu’à ce qu’une des professionnelles lui réponde un jour : « Oui ça doit être dur tout ce que vous vivez avec votre travail, votre situation… » Et là, la mère arrête son discours, montre un soulagement marqué et s’en va en laissant tranquillement son enfant. Cette mère était en demande de reconnaissance, non pas en tant que mère, mais en tant que sujet, en tant que femme. Elle souhaitait que les professionnels reconnaissent que sa situation (bien au-delà des rapports à son enfant) est difficile. Une fois cela fait, elle est moins en recherche et donc beaucoup moins bavarde. A un autre moment, une professionnelle parle de ce qu’elle a fait durant la journée d’accueil avec son enfant à cette mère et constate que cette dernière est capable de rebondir à ce propos, de relater ses propres observations.  

 Qu’est -ce qu’on observe donc dans cette situation ? Que les professionnels, légitimement inquiets pour la situation de cet enfant, souhaitaient que la mère parle de sa vie avec son enfant. Mais cela, sans qu’eux-mêmes, professionnels, aient pris la peine de dire ce qu’ils ressentaient de cet enfant, de ce qu’ils partageaient avec lui. Ils tentaient d’aller inspecter le « jardin » (la vie privée si vous voulez) de cette mère sans livrer un regard sur leur propre jardin. Tout cela, pendant que cette mère leur demandait un regard sur un autre aspect de sa vie. On peut donc penser que, une fois que les professionnels donneront à cette mère le sentiment de reconnaissance qu’elle attend, et une fois qu’ils l’interpelleront à partir de ce qu’ils vivent avec l’enfant, alors cette mère se montrera bien plus « ouverte » et ils pourront évaluer à quel point elle est attentive à son enfant, disponible… ou pas.

Tout cela nous dit que dans le travail avec la pauvreté et la fragilité sociale, les professionnels doivent être attentifs à ce que les parents viennent jouer avec eux. Mais ils doivent, avant de se lancer dans des spéculations et des inquiétudes sur ce que l’enfant pourrait vivre se baser sur leurs observations de l’enfant pour interpeller les parents ou les faire « résonner » pour voir si justement, ils s’accordent bien à leur enfant, savent l’entendre, lui répondre. Autrement dit, et pour conclure, il faut pour les professionnels cultiver encore et toujours plus leur jardin : regarder ce que les parents viennent y chercher, et interpeller les parents avec ce qu’ils trouvent dans leur jardin (c’est à dire dans leur vécu avec les enfants accueillis).
 
Article rédigé par : Pierre Moisset
Publié le 13 novembre 2020
Mis à jour le 15 novembre 2020