Perle-Leçon : des seins nus à la parentalité. Par Pierre Moisset

Sociologue, consultant petite enfance

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petit garçon avec petite voiture
Dans un ouvrage de 1995, « Corps de femmes, regards d’hommes : sociologie des seins nus », Jean Claude Kaufmann s’intéresse à la façon dont la pratique des seins nus à la place se met en place et est adoptée, tolérée, observée voire scrutée par des femmes et des hommes, acteurs et témoins d’un nouveau rapport au corps en train de se mettre en place. L’ouvrage est passionnant, tout comme l’est le recours que Jean Claude Kaufmann fait à la notion de « perle leçon » élaborée par l’anthropologue Marcel Jousse : « A l’image de la perle, le savoir se mémorise par une très lente cristallisation autour de supports concrets ;  chaque geste, même le plus humble, porte en lui toute une histoire sociale, une immensité d’informations concrétisée dans un mouvement du corps. »
Une perle-leçon, ce sont des gestes qui, observés et imités par une personne qui désire se saisir d’une attitude, délivrent le sens qu’ils contiennent, délivrent une leçon profonde personnellement et socialement : « Sur la plage, des femmes, en enlevant leur haut de maillot, montrent leur capacité d’aisance. D’autres les regardent, certaines avec envie. Quand elles jugent qu’elles peuvent copier tout en restant « normales », elles mettent en pratique ce qui n’était jusque- là qu’une image. C’est alors que la perle délivre sa leçon. En imitant le geste, elles découvrent un univers de sensations épidermiques (…), elles entrent plus avant dans la deuxième phase du processus de civilisation (…) » (p.206).

Très bien, tout c’est bien joli mais pourquoi est-ce que je vous en parle ? Parce qu’il me semble qu’il y a aussi des perle- leçons qui se jouent entre professionnels de l’accueil de la petite enfance et les parents des enfants accueillis.
Lors d’une formation récente, j’ai eu l’occasion de réfléchir avec des professionnels sur leur « rôle éducatif » à l’égard des parents. Sur ce qu’ils devaient, pouvaient transmettre et depuis quel positionnement, avec quelle attitude… Cette question est d’autant plus cruciale que, d’une part, on attend des professionnels d’être des accompagnants de la parentalité, voire d’avoir un impact éducatif sur les enfants et les parents dans le cadre de la lutte contre la pauvreté… Mais d’autre part, les relations professionnels-usagers ont bien changé et les premiers ne veulent plus être des « sachants » tandis que les seconds acceptent de moins en moins de se voir faire la leçon, y compris quand ils ont des demandes et des attentes. Comment faire donc ?
 Mais surtout qu’est ce qui peut se jouer comme transmission entre professionnels et parents autour du soin du jeune enfant ? Ce qui peut se transmettre, justement, ce ne sont pas des savoirs théoriques et généraux sur les enfants, pas plus qu’une description sourcilleuse et technique de la journée d’accueil de chaque enfant pris individuellement ; ce qui peut se transmettre ce sont des images porteuses de « perle-leçon ».   

  Un exemple concret. Dans une structure comportant une section de moyens et de grands, des parents s’émeuvent que leur fils, qui pourrait avoir l’âge de rejoindre les grands, reste en section des moyens. Ils s’en émeuvent d’autant plus quand un autre enfant, du même âge, passe-lui chez les grands. Les professionnels leur expliquent pourtant qu’ils font ce choix par rapport à ce qu’ils ont observé de leur enfant, de là où il en est de son développement. Mais la mère n’est pas d’accord et trouve que son enfant régresse… Comment faire ?
Concentrons-nous sur l’observation que les professionnels font de cet enfant, ce qui les motive à le laisser chez les moyens. En fait, ce petit garçon est bien dans son accueil, et il aime bien jouer tout seul, tranquille, notamment avec des petites voitures et un garage, il y passe du temps. Et, justement, dans la section des grands, il y aurait trop de mouvements autour de lui, il serait dérangé, il y aurait plus de concurrence autour de ce garage…

Qu’est-ce que dit cette image que les explications plus « théoriques » sur son développement ne disaient pas ? Elle dit la façon dont cet enfant se développe par et dans une concentration individuelle voire solitaire. Elle dit ses jeux patients qui demandent de la constance et de la tranquillité. Mais cette image dit aussi, et c’est très important, le regard bienveillant des professionnels posé sur lui. Ce regard et ces questions « on le laisse là, tranquille ou on le fait changer de section ? » Elle dit, le monde partagé entre cet enfant concentré et ces adultes attentifs. Et les parents, en étant mis en contact avec cette image (ce qui demande que cette observation soit transmise de manière suffisamment précise et sensible) peuvent accéder à une perle-leçon : leur enfant ne se développe pas forcément comme ils l’attendent ou le fantasment (de manière motrice ou relationnelle), mais aussi par des jeux solitaires et appliqués.

Mais aussi, et c’est essentiel, vouloir le bien de cet enfant c’est l’observer et s’interroger. C’est répéter cette observation et se questionner avec bienveillance. Comme l’ont fait les professionnels pour prendre leur décision. C’est pourquoi il est essentiel et que les professionnels basent leurs décisions et orientations sur des observations et qu’ils sachent les rendre sensibles, en faire des images pour les parents. Parce que les parents, premièrement, n’ont aucune ou très peu d’images de ce en quoi consiste concrètement l’accueil de leur enfant. Et, deuxièmement, parce que ces images portent des perles-leçon : un condensé de relations, d’intentions, d’attentions orientées vers le bien-être de l’enfant. Et, c’est en étant en contact avec cette perle que les parents pourront, à certains moments, développer leur parentalité, en étant sensibles et en reprenant ces attitudes, ces attentions, cette observation de leur propre enfant.


 
Article rédigé par : Pierre Moisset
Publié le 06 juin 2021
Mis à jour le 06 juin 2021