Politique du doudou. Par Pierre Moisset

Sociologue, consultant petite enfance

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Ours en peliche doudou
Après bien des chroniques à pointer l’étrange gestion gouvernementale et de la crise sanitaire actuelle et de la politique d’accueil du jeune enfant, il est temps de revenir au plus près du terrain de l’accueil des jeunes enfants. Et d’y retrouver, là encore, de la politique. C’est à dire « qui a rapport à la société organisée ». Et de la politique à travers l’usage et la réglementation de l’usage du doudou.
 
Dans un récent atelier auprès de professionnels au sein d’un établissement accueillant beaucoup et chroniquement (c’est à dire tout au long de l’année) des enfants en accueil occasionnel, nous avons eu une série de débats, houleux et irrésolus sur les doudous et leur juste usage dans l’accueil
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 Les questions des professionnels étaient multiples, déjà pour les enfants accueillis régulièrement : faut-il laisser les enfants avec leurs doudous en début d’accueil pour ne leur demander de le poser qu’ensuite, une fois qu’ils ont passé le moment de séparation ? Faut-il donner son doudou à un enfant qui a un chagrin en cours de journée ? Faut-il même laisser les doudous en accès libre aux enfants en journée pour leur donner la possibilité de se saisir d’eux-mêmes de cette ressource de réconfort à leur guise ? Et les mêmes questions peuvent se poser pour les enfants accueillis occasionnellement. Avec, en plus, les concernant le fait que leur accueil occasionnel, parfois irrégulier, les place parfois dans une situation d’adaptation et de transition permanente. Une situation dans laquelle la ressource du doudou peut devenir encore plus pressante.
Et donc, dans cet établissement, les enfants « occasionnels » avaient le droit à leurs doudous en journée, et pas les « réguliers ». Mais, ces deux groupes d’enfants se côtoyaient en journée, et les réguliers s’indignaient parfois de voir que les occasionnels avaient le droit à leurs doudous alors qu’eux-mêmes n’y avaient accès que de manière occasionnelle…

Et c’est là que nous devons nous plonger, franchement et sans retenue, dans la politique du doudou. C’est à dire dans une réflexion sur l’usage du doudou qui engage une conception de l’individu enfant, une conception de l’action juste de la part des professionnels ainsi qu’une gestion de l’espace partagé de vie durant l’accueil. Développons tout cela.     

Une conception de l’individu enfant : à travers le questionnement sur le fait de laisser le doudou à l’enfant le matin au moment de la transition, ou au moment d’un chagrin pour « gérer » le passage d’une émotion forte, se dispute deux conceptions de l’enfant (au moins) : première conception, l’enfant est un être parcouru d’émotions fortes demandant  réconfort mais suffisamment attiré par les relations et les actions de l’espace d’accueil pour n’utiliser son doudou que temporairement. A ce compte-là, on peut lui laisser, l’enfant est suffisamment autonome et attiré par son propre développement pour en faire bon usage. Deuxième conception, l’enfant est un être parcouru d’émotions mais qui peut avoir tendance à se réfugier dans des substituts et des réconforts qui vont l’éloigner d’une ouverture nécessaire à son développement. A ce moment-là, il faut réguler son accès au doudou.     

Une conception de l’action juste de la part des professionnels. Quand on donne son doudou à un enfant en cas de chagrin ou de tristesse, est-ce qu’on lui donne accès à une ressource utile ou est-ce qu’on s’épargne l’effort de consoler l’enfant tout en analysant avec lui les causes de son chagrin ou de sa tristesse ?

Une gestion de l’espace commun d’accueil, de la polis (au sens de cité) de l’accueil. Quelle que soit les réponses aux questions précédentes, si on a pris des options différentes pour les enfants occasionnels et réguliers, ou pour certains enfants (avec de plus gros chagrins, de plus fréquents chagrins), comment faire quand les enfants vont s’observer, se comparer et, probablement, s’indigner des différences de traitement ? Comment les sensibiliser aux différences de contexte, de besoins etc. ?...

Je n’ai pas de réponses ou de positionnement par rapport à ces différentes questions. Ce que je souhaite faire voir en « dépliant » ces questions portant sur un objet aussi commun que le doudou c’est la nature délicate, complexe et très sérieuse des réflexions des accueillants sur des questions relatives aux enfants. En effet, il s’y joue la cohérence de l’espace d’accueil (la différence de traitement entre enfants), les valeurs de l’accueil (le développement et le bien -être, mais ces deux valeurs sont- elles conciliables à tout moment ?) et, encore une fois, la conception de l’enfant accueilli et des relations que vont nouer avec lui les professionnels. Une relation de régulation pour un enfant qui n’est pas autonome (il ne sait pas réguler ses besoins de réconfort et de développement) ? Ou une relation d’accompagnement pour un enfant partiellement autonome (il ne sait pas toujours se réguler mais il tend à faire des choix allant dans le sens de son développement) ? On le sent immédiatement en disant cela, en miroir de ces interrogations sur l’enfant, c’est une conception de l’adulte accueillant et des liens sociaux qui sont les nôtres qui sont en question. Donc des questions politiques de conciliation des passions et des intérêts. La politique du doudou est sérieuse parce qu’elle est politique avant tout.

 
Article rédigé par : Pierre Moisset
Publié le 10 mai 2021
Mis à jour le 10 mai 2021