Édouard Gentaz, psychologue : « Plus le tout-petit développe ses compétences émotionnelles et plus ses relations aux autres seront aisées et de qualité »

Comment se construisent les émotions de l’enfant ? Sont-elles innées ? À combien de mois un bébé est-il capable de discriminer des émotions ? Dans son ouvrage Comment les émotions viennent aux enfants, Édouard Gentaz, professeur de psychologie du développement à la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’université de Genève, décrypte le mécanisme des émotions et permet de mieux comprendre leur développement au cours de l’enfance, pour mieux accompagner chaque enfant.
Les Pros de la Petite Enfance : Qu’est-ce qu’une émotion ?
Edouard Gentaz : Ce mot est tellement présent dans notre environnement que l’on imagine sa signification connue de tous. Mais quand il s’agit de définir une émotion, cela devient plus compliqué. Et quand on regarde la littérature scientifique, un tas de définitions sont proposées…

Quelle est la définition qui fait consensus ?
L’émotion est définie comme une modification d’état, rapide et transitoire, en deux temps. Un déclenchement initial, causé par un événement extérieur (réel ou imaginé), va d’abord être évalué cognitivement (est-ce que ça va avoir pour moi des conséquences négatives ou positives ?). Puis, une réponse du système nerveux aboutit à une action (rire, pleurs, moue de dégoût…) ainsi qu’à un ressenti conscient.

Et dans le cerveau, comment ça se passe ?
Contrairement à un « neuromythe » répandu, il n’y a pas des régions du cerveau exclusivement dédiées aux traitements des émotions et d’autres à la cognition. Non seulement, les structures cérébrales liées aux émotions ou à la cognition ne sont pas exclusives et spécifiques, mais une même région peut être impliquée dans des mécanismes cognitifs et émotionnels. En réalité, les émotions et les fonctions cognitives agissent de pair et de manière diffuse.

Combien d’émotions existe-t-il ?
Il faut distinguer les émotions primaires, ayant des propriétés universelles, des émotions plus élaborées. Le nombre de ces émotions primaires varie selon les théories mais on retient généralement la joie, la surprise, la peur, la colère, le dégoût et la tristesse. Les autres émotions, dites secondaires ou morales, sont modulées en fonction des cultures.

Comment étudiez-vous les émotions chez les bébés ?
Nous étudions la reconnaissance et l’expression des émotions chez les bébés en utilisant leur regard et leurs préférences visuelles spontanées. Par exemple, pour étudier la nature des émotions reconnues par les bébés, nous observons si leur préférence visuelle varie quand nous leur présentons simultanément des visages de joie ou de colère après leur avoir fait écouter préalablement une voix de joie ou de colère. En général, à 5-6 mois, un bébé regarde plus longtemps le visage de colère après avoir entendu une voix de joie. Ces résultats suggèrent que les bébés de 6 mois sont capables de transférer de la modalité auditive à la modalité visuelle des informations émotionnelles indépendantes des sens, suggérant une représentation abstraite de l’émotion de joie.

Et pour l’expression, que nous dit la recherche ?
L’expression des émotions apparaît très tôt dans le développement. Les fœtus à partir de 34 semaines produisent des expressions faciales comme le rire ou un visage de pleurs. Dès les premiers jours, les bébés peuvent produire un sourire (automatique) et, à travers leurs pleurs, exprimer leurs émotions négatives. Mais reconnaître des émotions sur les visages ou dans la voix chez les autres ou exprimer soi-même des émotions ne veulent pas dire que le bébé comprend immédiatement sa signification et ses implications.

Quand le bébé est-il capable de comprendre une émotion ?
La compréhension se développe progressivement dans une seconde phase. À partir de 10-12 mois, si le bébé voit sur le visage de sa maman une émotion de joie ou de peur alors qu’il hésite à rejoindre à quatre pattes un jouet attractif mais éloigné, il va être capable d’utiliser les informations émotionnelles de sa maman pour prendre sa décision : chercher le jouet, si sa mère exprime un sourire ou s’arrêter si sa mère exprime de la peur sur son visage. Il s’agit d’une belle illustration d’une communication non verbale efficace. À partir de deux ans, avec le développement extraordinaire du langage oral, le lexique émotionnel et sa compréhension vont s’affiner très rapidement.

Pourquoi est-ce important de parler des émotions aux enfants dès le plus jeune âge ?
Plus l’enfant identifie, comprend et régule les émotions, plus il développe ses compétences émotionnelles et plus ses relations aux autres seront aisées et de qualité. Notamment en faisant preuve d’empathie, cette capacité à reconnaître, percevoir et ressentir les émotions de l’autre en adoptant son point de vue. Mais aussi en étant capable de comprendre les états mentaux des autres personnes qui l’entourent. Autour de dix-huit mois, un enfant sait interpréter l’intention d’un adulte et lui apporte son aide spontanément. Puis avec le développement de ses fonctions cognitives, l’enfant va développer cette capacité à se décentrer - appelée aussi théorie de l’esprit – pour se mettre à la place de l’autre et des émotions qu’il ressent selon la situation.

Comment parler des émotions aux tout-petits dans une crèche ?
Il y a deux façons de le faire. De manière directe en animant un atelier de vingt minutes autour des émotions avec comme objectif de les identifier, de les comprendre mais aussi de les exprimer tout en s’adaptant au lieu (voir vidéo). Ou bien de manière indirecte en utilisant le jeu du faire semblant, la lecture d’albums, en dialoguant autour du doudou ou l’ami imaginaire… Ces approches sont très intéressantes pour les professionnels et les parents pour aider les enfants à développer leurs compétences émotionnelles.

En cas de crise, comment aider, par exemple, un tout-petit à réguler sa colère ?
Il faut d’abord sécuriser l’enfant pour le protéger et lui donner du temps pour faire retomber la colère. Une fois la crise passée, il est très important « à froid » d’identifier avec lui le contexte et les raisons de sa colère. La colère n’est pas forcément négative, un enfant peut se mettre en colère face à une injustice par exemple. Puis, l’adulte l’aide explicitement à faire le lien entre les causes de sa colère et ses conséquences pour permettre à l’enfant de comprendre comment il fonctionne, et de trouver des stratégies efficientes pour réguler son émotion. En s’appropriant progressivement cette capacité de régulation avec l’aide d’un tiers, l’enfant va petit à petit développer ses propres stratégies qu’il réalisera ensuite lui-même. Plus un événement a été chargé émotionnellement, plus l’enfant s’en souvient. Grâce aux compétences cognitives qui augmentent avec l’âge, il va analyser la situation, faire des raisonnements et réfléchir à son propre processus de fonctionnement, ce qui va lui permettre de s’entraîner à réagir autrement face à un même événement.

Ces compétences émotionnelles leur seront-elles utiles à l’école ?
Bien sûr ! Des chercheurs ont même démontré des relations significatives entre compétences émotionnelles et réussites scolaires dès l’école maternelle. Les élèves qui savent identifier les émotions, les comprendre et les réguler réussissent mieux à l’école.
Article rédigé par : Propos recueillis par Anne-Flore Hervé
Publié le 19 mai 2023
Mis à jour le 10 juin 2023