Sylvie Rayna, psychologue de l’éducation : « Aller au musée avec les tout-petits est une expérience unique »

Sylvie Rayna est chercheure associée au laboratoire EXPERICE - université Sorbonne Paris Nord. Psychologue de l’éducation de la petite enfance, elle a publié de nombreux ouvrages sur le développement des tout-petits, les politiques et les pratiques éducatives et culturelles en petite enfance. Les Bébés aux musées, pourquoi, comment ? (parution le 17 novembre 2022 aux éditions érès) est le premier ouvrage collectif consacré aux très jeunes enfants dans les musées. Il explore et analyse ce qui se passe précisément lorsque les musées ouvrent leurs portes aux tout-petits et donne la parole aux protagonistes de ces expériences collaboratives qui relient les mondes de la petite enfance et des musées.
 Les pros de la petite enfance : Emmener les bébés au musée, est-ce une idée nouvelle ?
Sylvie Rayna : À la suite du protocole d’accord sur l’éveil culturel de la petite enfance entre le ministère de la Culture et la secrétaire d’État en charge de la famille de 1989, beaucoup de projets culturels ont été financés mais il s’agissait alors essentiellement d’actions autour de la lecture et de la musique. Peu d’actions concernent alors les musées et l’art vivant. Dans les années 1990, les crèches ne vont pas encore au musée ou de manière très exceptionnelle. Certes, les parents familiers des musées emmènent parfois avec eux leurs bébés, mais cette pratique culturelle est beaucoup plus récente même si elle s’inscrit parfaitement dans l’esprit du protocole de 1989.
La lecture, l’éveil musical sont des pratiques faciles à organiser dans une crèche. Mais accueillir les bébés au musée, c’est une autre étape…
Faire entrer les enfants de moins de 3 dans un musée ne va pas de soi. C’est un lieu où on ne peut pas courir, on ne peut pas parler fort, on ne peut pas toucher… Il y a de nombreux interdits. Au premier abord, l’endroit n’est pas propice pour accueillir des tout-petits et beaucoup encore pensent que cela n’a aucun intérêt. Pourtant, quand on expérimente la visite d’un musée avec un bébé, on observe qu’il regarde, qu’il s’intéresse, qu’il ressent, qu’il peut avoir de véritables chocs esthétiques… Il se passe des choses indicibles qui participent à leur participation à cette expérience sensible. Surtout, si on veut que ce lieu leur devienne familier, il faut pouvoir les y emmener régulièrement. Heureusement, de plus en plus de musées ouvrent leurs portes aux bébés en proposant des visites et des parcours pensés et adaptés à leur intention.

Quels sont ces musées qui osent accueillir les bébés ?
Musée des beaux-arts, d’art moderne, d’art contemporain… Les musées d’histoire naturelle proposent aussi des médiations pour les bébés comme à La Rochelle. Le musée a d’ailleurs profité de travaux pour le rendre davantage accessible aux tout-petits. Il faut penser au local à poussettes, aux toilettes… En réalité, n’importe quel musée peut s’ouvrir aux bébés s’il le désire. Plus récemment, l’ouverture d’espaces exclusivement dédiés aux tout-petits pallient ce souci d’accessibilité. Par exemple, à Clermont-Ferrand, mille formes, premier centre d’initiation à l’art gratuit pour les moins de 6 ans, propose des programmations en lien avec le centre Pompidou et accueille gratuitement des parents, des assistantes maternelles, des crèches et des écoles maternelles toute la semaine sauf le lundi. En 2023, le Lab de la Cité des sciences et de l’industrie de Paris devient la Cité des bébés, pour les moins de 2 ans ! Toutes ces initiatives répondent à l’objectif du protocole de 1989 réactualisé en 2017 qui consiste, en prenant la petite enfance comme levier, de rendre accessible la culture à tous. Il ne faut pas oublier que les inégalités culturelles ont fortement augmenté, il y a donc urgence. Si l’on constate de nombreuses avancées, il reste néanmoins beaucoup de chemin à faire.

Que voulez-vous dire ? D’où viennent les freins ?
Il y en a plusieurs. Du côté des musées et du côté de la petite enfance. Si de nombreux musées ne s’ouvrent toujours pas aux tout-petits, c’est souvent par méconnaissance de la petite enfance. Il y a un minimum à savoir sur le développement des bébés pour penser qu’ils y ont leur place et concevoir des parcours à leur intention. Or, dans la formation initiale des professionnels des musées, la petite enfance n’est pas présente. Du côté des professionnels de la petite enfance, le frein est différent. Dans leurs formations, initiale ou continue, l’éveil culturel est présent. Sur le terrain, au fil des années, les expériences culturelles et artistiques sont entrées dans les structures. Mais dès qu’il s’agit de sortir de la crèche pour aller au musée, la réglementation est brandie comme un obstacle infranchissable. Et on se trouve face à un paradoxe.

De quelle réglementation s’agit-il ?
Depuis un an, le monde de la petite enfance (crèches et assistantes maternelles) a un cadre national pour l’accueil de la petite enfance qui incite à développer les actions culturelles, dans la nature, notamment. En même temps, les PMI imposeraient toujours le ratio de 1 adulte pour 2 enfants en cas de sortie à l’extérieur, pour les crèches. Mais cette réglementation ne s’applique pas aux assistantes maternelles qui peuvent se déplacer à l’extérieur avec les enfants accueillis qu’ils soient 2, 3 ou 4 ! Il y a une véritable incohérence et ça amuse beaucoup nos voisins européens qui ne voient pas pourquoi la norme de 1 pour 6 à l’intérieur est différente à l’extérieur…

Une visite au musée devient forcément plus compliquée à organiser avec un tel ratio !
Ce n’est pas impossible mais il faut trouver les adultes disponibles. C’est l’occasion de partager l’expérience avec les parents.  Dans certaines crèches, c’est le musée qui vient aux enfants. Ils vivent de belles expériences, mais pour les enfants qui ne vont jamais au musée, et les professionnelles aussi, aller au musée avec les tout-petits est une expérience unique, qui généralement les enchante. Cela redonne du sens, et du moral aux équipes, qui en ce moment, en ont besoin. De plus, pour qu’une familiarité s’installe entre l’enfant, le musée et ensuite sa famille, il faut les y emmener régulièrement. Sinon ça ne marche pas.

Vous parlez d’expérience unique, que voulez-vous dire ?
Les parcours pour les tout-petits sont toujours ludiques, multisensoriels, basés sur la manipulation, le mouvement et l’écoute de l’enfant. Ils évoluent tout le temps. Les enfants sont acteurs et une part d’inattendu est toujours possible. Du coup, chaque séance est unique. Prenons par exemple le musée Fabre de Montpellier qui a ouvert ses portes aux bébés en 2007 grâce à l’initiative d’une éducatrice de jeunes enfants. Elle a rencontré une équipe de médiatrices très réceptives et elles ont conçu ensemble des parcours ad ’hoc. Elles ont sélectionné des œuvres pour les bébés, elles ont élaboré des mallettes liées aux œuvres, elles ont rompu avec le modèle scolaire en focalisant sur le ludique, les émotions et le sensible sans rechercher la performance. Dans ce même musée, qui est très grand, un groupe de petits d’une crèche familiale s’est un jour perdu et s’est retrouvé involontairement dans l’espace Soulages. Les enfants sont restés scotchés devant les tableaux noirs, puis ils se sont déplacés et ont observé les jeux avec la lumière. L’éducatrice les a observés. Depuis, grâce à eux, un atelier dans les salles Soulages est proposé par la médiatrice avec des artistes, une musicienne, une danseuse…. Ces mises en dialogues artistiques sont expérimentées dans bien d’autres musées et muséums, pour le plus grand bonheur de tous, dans les murs mais aussi dans les quartiers !

Qu’apportent de telles pratiques culturelles aux tout-petits dans leur développement ?
Il est important de dissocier ce que ça leur apporte ici et maintenant et ce que ça leur apporte plus tard. Ce qui se passe dans le présent ce sont des moments incroyables. D’émerveillement, de partage. Les adultes sont disponibles et lâchent prise. Les ambiances sont paisibles et ça apporte du bien-être. Les bébés sont heureux. Eux qui ont envie de comprendre le monde, et leur offrir du beau est une voix royale, ils y sont particulièrement sensibles. Ils développent alors tous leurs langages, pas uniquement le verbal, mais aussi le visuel et le corporel. Les emmener régulièrement au musée permet d’assouvir leur curiosité insatiable, de renforcer leur pulsion exploratoire qui donne la motivation à apprendre, et ça ouvre des portes pour plus tard.

Que dire aux professionnels de la petite enfance qui n’osent pas franchir le pas…
Formez-vous, multipliez les journées d’études et d’échanges avec des pairs qui ont franchi le pas ainsi que les médiateurs des musées ! Et s’ils ont besoin de réponses à des questionnements précis, qu’ils demandent aux professionnels expérimentés et compétents de construire une formation ad ’hoc. Le partage et l’analyse d’expériences avec ceux qui pratiquent sur le terrain à toutes les échelles (départementales, régionales, nationales ou européennes) est pour moi la meilleure façon d’essaimer les pratiques et de les multiplier sur tout le territoire.
 







 
Article rédigé par : Anne-Flore Hervé
Publié le 01 novembre 2022
Mis à jour le 06 octobre 2023