Les EAJE, fers de lance des enjeux de mixité sociale

Un enfant sur cinq vit dans une famille au-dessous du seuil de pauvreté, dont un sur trois dans des familles monoparentales. C’est un constat cruel, rappelé dans le rapport de la mission interministérielle chargée du plan de prévention et de lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes, remis au Président Macron le 15 mars dernier. Or de nombreuses études ou rapports mettent aujourd’hui en évidence les bienfaits l’accueil collectif pour réduire les inégalités liées à la précarité des familles. Voilà pourquoi les structures d’accueil collectif devraient accueillir plus d’enfants issus de familles dites défavorisées.
La mixité sociale est d’abord à viser en EAJE (Etablissements d’Accueil du Jeune Enfant). Plusieurs études concordantes ont en effet montré que l’accueil dans ces structures collectives des enfants issus des familles les plus défavorisées boostait l’égalité des chances. Les EAJE assurant une qualité d’accueil et de développement (socialisation, langage, éveil, confiance en soi, découvertes…) supérieur en moyenne au mode de garde individuel, à commencer par celui assuré dans les familles elles-mêmes. Après celui de janvier 2014, le rapport Terra Nova de mai 2017 « Investissons dans la petite enfance : l’égalité des chances se joue avant la maternelle » pointait ainsi l’importance du rôle des crèches et des centres de PMI pour lutter de façon précoce contre les inégalités.
Cette prise de conscience ne date pas d’hier. Toute une batterie de textes et outils visant à garantir la mixité sociale ont été déployés ces dernières années. La loi de 2005 sur la cohésion sociale indique que les EAJE sont censés garantir une place sur vingt minimum pour les enfants dont les parents sont en situation d’insertion ou en recherche d’emploi. S'y ajoute un certain nombre de places d’urgence, allant de 10% à 20 % en plus en fonction de la capacité d’accueil, à réserver aux accueils prioritaires. Le plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale de 2013 a donné une impulsion nouvelle à cette politique. Pour financer les dispositifs, deux outils sont mis à disposition par la Cnaf en sus du Contrat Enfance et Jeunesse (CEJ) : la Prestation de Service Unique (PSU) et le Fonds Publics et Territoires (FPT)*

30 % des enfants accueillis en situation de pauvreté, selon la CNAF
En contrepartie, les structures concernées ont certaines obligations. La Convention d'objectifs et de gestion de la CNAF 2013-2017 prévoit que : « la part de ces enfants (NDRL : ceux en situation de pauvreté) dans ces structures devra au moins correspondre à la proportion qu’ils représentent parmi les enfants du même âge sur le territoire concerné, avec dans tous les cas un minimum de 10 % ». Sont considérées par l’organisme national de prestations sociales comme vivant dans des conditions de pauvreté les familles dont la participation maximale est inférieure à 1 euro de l’heure, soit quelque 30 % des enfants en 2016. « Les gestionnaires doivent veiller à ce que la mixité sociale soit garantie et que les enfants de familles en situation de pauvreté puissent être effectivement accueillis au sein des EAJE », stipule le Guide de la PSU publié par la CNAF. Lequel précise aussi les conditions de mobilisation du FPT : celui-ci s’adresse à « des structures qui accueillent des publics nécessitant des adaptations dans le fonctionnement de la structure : élargissement des créneaux d’ouverture, accueil à la carte, accueil sur des horaires spécifiques, travail en réseau avec les partenaires et les familles, etc... et qui adaptent leur offre d’accueil en conséquence. »

Fortes inégalités territoriales
Des résultats qui restent mitigés, tant, à ce jour, les enfants issus de familles défavorisés semblent encore éloignés des crèches. Comme le pointe le rapport Terra Nova cité plus haut, en 2013, seuls 5 % des enfants de moins de 3 ans des parents les plus modestes étaient gardés en crèches, contre 22 % des enfants des parents les plus aisés. « Non seulement l’inégalité d’accès est énorme, mais elle s’est creusée depuis la dernière enquête portant sur l’année 2007 (…). L’écart de taux d’accueil en crèche était alors de 1 à 4 : il représente aujourd’hui un écart de 1 à 4,4 », note le rapport.
Selon Terra Nova, quatre causes principales seraient à l’œuvre. Tout d’abord, la très inégale répartition des crèches sur le territoire, avec un nombre de berceaux directement proportionnel aux moyens des communes. Paris et les Hauts-de-Seine bénéficient des capacités d’accueil les plus élevées, comptabilisant 67 et 63 places pour 100 enfants de moins de 3 ans.**D’autres zones, notamment en milieu rural, restant les oubliées du maillage territorial en matière d’EAJE. « En période de restriction budgétaire, les crèches relevant de la compétence facultative des communes, les élus peuvent avoir tendance à se recentrer sur leurs compétences obligatoires », soulève Elisabeth Laithier, maire adjointe chargée de la petite enfance et de la politique familiale à Nancy et coprésidente du groupe de travail sur la petite enfance à l’Association des Maires de France (AMF).  Ce qui n’empêche pas, selon elle, un accueil conséquent de ces publics au sein des EAJE existants. « Nous, communes, accueillions déjà 19,5% d’enfants issus de familles en situations de précarité, selon une enquête Cnaf de septembre 2017, précise-t-elle. Nous voulons que nos structures soient le reflet de nos communes au niveau du taux d’accueil des enfants défavorisés. A Nancy, deux de mes structures ont 35 % d’enfants dont les parents paient moins d’un euro par heure. »

Non-recours important des familles
Le rapport pointe aussi l’« opacité » existante sur les procédures d’accès : faible publicité des critères ; nécessité de déposer une demande très en amont, d’exprimer un degré élevé de motivation, de bien connaître les rouages des attributions de place. « Le pouvoir discrétionnaire des élus peut laisser place à des dérives et à un risque d’attributions arbitraires », estime-t-il.
Tertio : dans « les deux-tiers des établissements qui tiennent compte de la situation de l’emploi des parents », les places sont réservées aux enfants dont les deux parents travaillent. Ce qui exclut, de fait, les familles les plus éloignées de l’emploi et donc les plus précaires.
Le quatrième facteur, le non-recours , est du fait des familles. En cause, une information suffisante sur l’offre en crèche et les conditions d’accueil, ainsi qu’une pratique (la garde à l’extérieur du cercle familial, même si elles ont accès au tarif le plus bas) inhabituelle dans leur environnement social. « S’y ajoute parfois une méfiance vis-à-vis de l’administration : crainte du jugement social, voire du retrait de l’enfant », pointe Julie Marty Pichon, co-présidente de la  Fédération Nationale des Educateurs de Jeunes Enfants (FNEJE). Ce à quoi un rapport complémentaire de Terra Nova, publié en septembre 2017, ajoute un critère d’éloignement des familles d'origine étrangère, en raison de la non-reconnaissance de la culture et de la langue familiale par l'institution d'accueil.

Des freins persistants
Quels que soient les gestionnaires, de nombreuses structures prennent plusieurs enfants sur une même place. « Ce qui reflète à la fois une souplesse, une manière d’être à l’écoute et d’accueillir des familles pas toutes biactives, tout en constituant une stratégie nécessaire pour compenser les trous dans nos plannings et conserver la PSU », décrypte Céline Fromonteil Clavelou, présidente d'Accent Petite Enfance 
L’inventivité et l’adaptation des équipes sont en effet au cœur de la problématique de la mixité sociale en matière de modes de garde, afin de pallier les freins persistants du système. Le premier frein tient à la fréquentation aléatoire qui caractérise ces publics. « Nous accueillons de plus en plus de familles qui peuvent avoir des comportements volatiles, expose Julie Marty-Pichon. Parce qu’elles cumulent les petits contrats de travail, et que, du jour au lendemain, elles peuvent partir en formation. Mais aussi parce qu’elles sont éloignées de la vie en société, avec ses règles et contraintes. Avec, à la clé, des inscriptions pas forcément respectées. »
Une attitude qui a au moins deux conséquences dommageables. « La première étant d’entraîner, de la part des professionnels, une continuelle capacité d’adaptation et une vraie rigueur de gestion, qui, ajoutées à la nécessité de travailler en réseau, constituent autant de sources de surcharge de travail, et donc d’épuisement », pointe Julie Marty-Pichon. La seconde étant la mise en difficultés, voire la fermeture, de certaines structures, dont le taux de fréquentation, passant sous le minimum imposé par la CNAF (70 %), entraîne la perte de leurs subventions. En bref, une double peine qui vient « récompenser » les efforts de souplesse. « Rien d’étonnant à ce que beaucoup de communes aient été découragées, notamment concernant les crèches AVIP*** », commente Elisabeth Laithier.
Le second frein est d’ordre institutionnel et administratif. « La complexité des dispositifs et l’alourdissement des formalités administratives pèsent lourd dans la réticence des structures à s’engager », évoque Julie Marty-Pichon. Autre travers pointé du doigt, en particulier concernant les crèches AVIP : la précipitation des pouvoirs publics. « Il ne faut pas chercher à généraliser trop vite un dispositif, sans prendre la peine d’expérimenter, ni écouter les communes, premiers gestionnaires des EAJE. Au risque de se couper des besoins et des possibilités réels des territoires », analyse pour sa part Elisabeth Laithier.



*Un fonds doté de 380 millions d’euros sur 2013-2017, dont 29 millions mobilisés par les CAF entre 2013 et 2015 sur son axe 2, dédié à l’accueil des publics fragiles dans les crèches.
** Source : observatoire nationbal de la petite enfance, 2017
*** Créches à Vocation s'Insertion Professionnelle
Article rédigé par : Catherine Piraud-Rouet
Publié le 03 avril 2018
Mis à jour le 04 avril 2018