Anne-Lise Ducanda, pédiatre : « Quand un écran s’allume, un enfant s’éteint »

Anne-Lise Ducanda, médecin en PMI et fondatrice du Collectif surexposition écrans (CoSE) alerte depuis plus de 4 ans sur les dangers des écrans. Et mène une véritable croisade  pour que les plus jeunes n’y soient pas exposés. Nous l’avons rencontrée à l’occasion de la sortie de son livre : « Les tout-petits face aux écrans, comment les protéger.» (éditions du Rocher).
Les Pros de la Petite Enfance :  les écrans sont-ils dangereux et même toxiques pour les enfants de moins de 3 ans ?

Dr Anne-Lise Ducanda : Aujourd’hui, on vit dans un monde hyper connecté. De la télévision à l’ordinateur en passant par la tablette, le téléphone, les familles, parents et enfants sont très exposés aux écrans. Et les parents ne sont pas encore suffisamment informés des dangers sur leur enfant.  Pour eux c’est pratique car cela leur permet de faire les tâches domestiques, et pour une grande majorité, c’est éducatif : plus l’enfant se servira de ces outils,  mieux il sera préparé au monde de demain. Ils pensent donc leur donner le plus de chances pour grandir dans de bonnes conditions. Le danger pour les moins de trois ans, et encore plus pour les moins de deux ans, c’est que les  écrans captent fortement l’attention de l’enfant- ça bouge, çafait du bruit -  et de ses parents,  ce qui le prive  de ses besoins vitaux. Les premières années de la vie sont en effet décisives. Un moment clé où l’enfant interagit face à face avec les humains qui prennent soin de lui et découvre le monde avec tous ses sens : la vision, l’audition, le goût, l’odorat, et aussi le toucher (ce que voit l’enfant, il doit pouvoir aussi le manipuler). Aujourd’hui plus de 5000 études, surtout internationales prouvent que la surexposition aux écrans a des effets délétères sur les touts petits. Et la règle désormais, c’est : pas d’écran du tout avant 2 ou 3 ans, y compris ceux de la famille quand ils sont aux côtés de l’enfant.

Quelles conséquences pour le tout-petit ?
Le cerveau, alors privé de ces bonnes stimulations, peine à créer de bonnes connexions cérébrales.  Et il est même possible qu’il en crée de mauvaises… Privés de vie réelle et d’interactions humaines de qualité, de plus en plus de jeunes enfants, ont un retard de langage, un retard cognitif, un retard de motricité.
L’enfant ne comprend pas ce qu’on lui demande, comme « va chercher tes chaussures », il peine à marcher, n’arrive pas à tenir un crayon avec ses doigts, alors que la pince pouce-index  est acquise vers 6 mois. Tout simplement parce que face à  un écran, on  ne fait qu’effleurer… L’enfant n’a donc pas  développé les muscles de sa main, la dextérité, la coordination.  Sans compter ces touts petits, et ils sont nombreux, qui ont des comportements agressifs, une intolérance à la frustration, une incapacité à l’effort, indispensable pour apprendre.  Ne l’oublions pas, tous les moments devant un écran est du temps volé aux apprentissages. En maternelle d’ailleurs  de plus en plus d’enfants sont en difficulté.
A cela s’ajoutent des troubles de l’attention- impossible de se poser avec un livre, un jouet,  ainsi que, parfois, de graves troubles de la relation et de la communication. Ils ne vous regardent pas, ne parlent pas, ne jouent  pas avec les autres. Ils sont dans leur bulle. Des troubles que l’on peut d’ailleurs confondre avec ceux de l’autisme. On constate aussi de plus en plus de troubles de l’oralité.

Pour vous les professionnels de la petite enfance, pros de  crèche, assistantes maternelles, sont en première ligne  pour informer, alerter les parents !
Ces professionnels ont un rôle primordial en effet. Car la bonne nouvelle, c’est que chez les tout -petits, une fois les écrans supprimés, le cerveau et le corps  se reconnectent avec tous les sens au monde réel. Grâce à sa grande plasticité, le cerveau peut de nouveau créer de très bonnes connexions cérébrales. Le phénomène est certes assez nouveau, mais comme les professionnels de la petite enfance ont une relation de confiance avec les parents elles sont en première ligne pour leur parler de la question des écrans afin d’en éviter les dangers. Bien sûr, il faut qu’elles mêmes aient le bon comportement. Même dans les crèches où il n’y pas d’écran, ils doivent  se forcer à mettre leur portable en mode silencieux ou de l’éteindre tout simplement. Il en de même pour les assistantes maternelles bien sûr. Car avouons le, il peut être tentant durant la journée de répondre à un appel, un message. Cela peut paraître anodin, mais les études montrent que c’est  préjudiciable à l’enfant : non acquisition du sens des mots, discontinuité de la relation, insécurité affective, manque de confiance en soi...

Alors quand  ces professionnels de la petite enfance doivent- ils s’inquiéter, alerter les parents ?
Il faut qu’ils aient une petite lumière dans la tête, un réflexe. Face notamment à un enfant qui mord, ne parle pas, ne marche pas, ne joue pas avec les autres, …ils doivent se demander, et si c était les écrans ? Ensuite, il est conseillé d’en parler en équipe, avec la psychologue s’il y en une, d’échanger, afin de savoir si les autres professionnels  s’interrogent aussi sur le comportement de l’enfant. Si elles sont du même avis, il ne faut pas hésiter à prendre rendez vous avec les parents. Afin de leur parler, de leur poser des questions, sur leurs habitudes de vie avec les écrans dans la famille, y compris la fratrie. Dans l’empathie et sans les culpabiliser bien sûr. Si l’enfant n’est pas surexposé aux écrans, ne pas hésiter à leur conseiller d’aller consulter leur médecin. Et si l’enfant est surexposé, il faut accompagner la famille vers un sevrage total de tous les écrans. Y compris la télévision allumée, même si l’enfant n’est pas devant, et les parents doivent aussi couper  leur téléphone en présence de l’enfant car échanges, paroles, regards ne se font plus. Et surtout qu’ils n’attendent pas. C’est une chance pour l’enfant si un professionnel de la petite enfance détecte une surexposition aux écrans avant qu’il n’arrive à l’école. Car après quelques mois de sevrage total des écrans, le cerveau va donc recréer les bonnes connexions indispensables pour bien grandir, comme le montre les constats cliniques et les études sur le sujet. « Quand un écran s’éteint, un enfant s’éveille ! ».
Toutefois, il faut le savoir, l’arrêt total des écrans peut être difficile. Comme c’est très addictif, - un plaisir sans efforts- quand il en est privé, l’enfant peut s’énerver, hurler, se taper la tête contre les murs.  Pas toujours facile à supporter et se faire aider est des plus conseillé…

 
Article rédigé par : Propos recuillis par Pascale Pommier de Santi
Publié le 29 septembre 2021
Mis à jour le 10 juin 2023