Et les enfants , comment vont-ils ? Ben, on ne sait pas et puis on s’en fiche un peu, en fait...Par Pierre Moisset

Sociologue, consultant petite enfance

David ADEMAS
Petite fille à la crèche
Le titre de cette chronique est volontairement provocateur, voire, dans une certaine mesure, violent ; mais c’est totalement assumé. En effet, cette chronique répond à une profonde colère, ressentie notamment à l’occasion de la récente Rentrée de la Petite Enfance et de la table ronde justement intitulée « Et les enfants dans tout ça, comment vont-ils ? » Cette table ronde avait été l’occasion de restituer les résultats de l’étude (du même nom) lancée avec le site les Pros de la petite enfance.

Très rapidement, il ressortait de cette étude le fait que les professionnels de l’accueil trouvaient que les enfants étaient plus agités, inquiets, insécures, mais également plus éveillés, curieux, explorateurs. Et ils reliaient ces changements aux évolutions des parents qui, d’un côté, ont des rythmes de vie plus compliqués qui contrarient leur présence auprès de leurs enfants et, d’un autre côté, un plus grand souci de la stimulation de leurs enfants. Par- delà ces grands constats, il ressort des résultats que les professionnels parlent aussi et beaucoup d’eux-mêmes à travers leurs perceptions des enfants. Ce qui explique que les professionnels de l’accueil collectif, dont le cadre de travail a été massivement questionné ces dernières années soient bien plus pessimistes sur l’état des enfants que les assistants maternels. Rien de très ébouriffant donc, mais pourquoi s’énerver alors ?

Parce que les débats en réactions à ces résultats et aux différentes interventions de la table ronde se sont centrés sur les professionnels, leur état, leurs inquiétudes, les limites que leur impose le contexte actuel, mais aussi leur créativité maintenue, leur capacité à appliquer sur le terrain des connaissances éprouvées etc… Bref, et c’est probablement lié au fait que la Rentrée de la Petite Enfance est aussi une tribune, la question de savoir comment vont les enfant a surtout reçue comme réponse le fait de savoir comment vont les professionnels.
Le tout aboutissant à « rabattre » le bien de l’enfant sur le bien du professionnel. `Comme si les professionnels de l’accueil d’aujourd’hui, leurs organisations, leurs modalités de travail, étaient une condition nécessaire et suffisante du bien-être des enfants accueillis. Sans qu’il soit, donc, nécessaire de s’interroger plus avant sur ce bien -être, cet état des enfants. Puisque, encore une fois, le bien être du professionnel équivaut et suppose le bien-être de l’enfant. Et c’est, me semble-t-il, une grande erreur.

Parce que, premièrement, les formations et professions que l’on trouve aujourd’hui auprès des enfants accueillis sont bien plus issues des avatars historiques de la politique d’accueil du jeune enfant en France (avec l’importance du sanitaire difficilement remise en question par l’éducatif dans l’accueil collectif, la création et l’essor du métier d’assistant maternel reposant fortement sur la présomption d’une compétence féminine et maternelle pour l’accueil des jeunes enfants) que d’une réflexion claire et actualisée sur les besoins et le développement de l’enfant et les compétences nécessaires pour son accueil.     

Deuxièmement, lorsque les professionnels préfèrent parler de leur malaise ou des difficultés des parents pour expliquer le mal être des enfants, ils laissent trop vite de côté la description de ce mal-être des enfants. Pour reprendre certaines images marquantes de la récente lettre ouverte d’Héloïse Junier (Les crèches vont mal ?), en crèche des bébés pleurent tout seuls avant de s’endormir d’épuisement ou de lassitude, des bébés sont laissés sans stimulation de longs moments… Tout ça par manque de moyens, de personnel,  d’organisation bien sûr… Mais avant de parler du malaise professionnel, il nous faut – à nous parents, professionnels, experts, médias - ces images, ces observations pour pouvoir réaliser l’ampleur du problème : combien de fois avez-vous dû, vous ou vos collègues laisser un enfant en pleurs, en détresse sans pouvoir le consoler la semaine écoulée ? Plusieurs fois par jour ? Une fois par jour environ ? Deux à trois fois dans la semaine ? Une fois ? Aucune fois ? Etc… Il faut donc renseigner ce qu’est, concrètement, ce mal être des enfants dans l’accueil.     

Au lieu de ça (et je suis en partie caricatural et injuste je le sais), j’ai le sentiment que les professionnels (du moins ceux qui prennent la parole et/ou dont la parole est entendue) préfèrent parler d’eux : soit pour dénoncer le manque de moyens qu’ils subissent, soit pour souligner les marges de créativité et de souplesse qui leur restent malgré les contraintes. Ce faisant, il me semble, ils sont pris entre une défense corporatiste de l’existant (donner nous plus de moyens tel que nous fonctionnons et sommes formés aujourd’hui, c’est la solution), et une défense romantique de leur activité (malgré les contraintes et épreuves, on peut œuvrer au bien-être des enfants, parce que nous sommes des « professionnels » avec toute notre vocation et notre créativité).

Et ainsi, ils ne se donnent pas les moyens de renseigner les conditions réelles d’un bon accueil ou d’un accueil délétère des jeunes enfants, que ce soit en collectif ou en individuel. Ils ne désignent pas, ils ne comptent pas, ils ne mettent pas en rapport les situations de mal être des enfants qu’ils peuvent observer avec les différents éléments de leur contexte de travail. Et ainsi, ils rendent moins crédible leur défense du bien-être des enfants qui apparaît bien plus comme un étendard professionnel que comme un objet de travail quotidien.

Et, au final, ce maintien au second plan de la question du bien-être des enfants accueillis par les professionnels eux-mêmes, vient redoubler le fait que, plus largement, on s’en tape un peu de comment vont les jeunes enfants. « On » c’est à dire les politiques, les experts, les parents eux-mêmes. Quitte à être injuste à nouveau, je me risque à le dire. Malgré l’argumentaire de la stratégie de lutte contre la pauvreté sur la nécessité d’investir dans la petite enfance, je pense qu’une bonne partie des auditoires qui écoute ces raisonnements ne croit pas vraiment que la petite enfance est si déterminante, si « rentable » que cela. Après tout, ne sommes-nous pas devenus des individus plus ou moins performants, solides alors que nous avons été de jeunes enfants à des époques bien moins sensibles pour cet âge ? Et au final, les parents eux-mêmes s’en moquent un peu de comment vont les enfants. Puisqu’ils ont leurs propres contraintes de vie à gérer, qu’ils ne perçoivent que très peu de choses de la vie concrète de leur enfant durant l’accueil. Heureusement, ce que je viens de dire n’est que partiellement vrai et, peut-être, de moins en moins vrai puisque de nouveaux regards, de nouveaux travaux sur le monde vécu des jeunes enfants se diffusent. Néanmoins, rien ne dit que le souci des jeunes enfants peut continuer à s’affirmer prendre plus de place politique et sociale. Pour y contribuer il faut donc regarder en face comment vont les jeunes enfants aujourd’hui.
On ne croit pas réellement à l’investissement sur le jeune enfant
Les parents eux-mêmes s’en moquent



 
Article rédigé par : Pierre Moisset
Publié le 03 octobre 2022
Mis à jour le 01 novembre 2022