Lutte contre la pauvreté : quel rôle pour les pros ? Par Pierre Moisset

Sociologue, consultant petite enfance

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deux bébés à la crèche
On le sait, la stratégie de prévention et de lutte contre la pauvreté initiée par le Gouvernement comprend un volet petite enfance d’importance. L’intention est d’agir avant que les inégalités de conditions de vie, de contextes éducatifs ne génèrent des parcours sociaux différenciés et, surtout, inégaux.

Au menu de cette stratégie, une volonté de rendre les assistants maternels plus accessibles aux moins fortunés avec la mise en place d’un tiers payant. Le souhait de voir les communes être plus « claires » dans leurs critères d’admission en crèche (pour les inciter à ouvrir leurs accueils aux parents en insertion plutôt que se centrer - ce qui arrive - sur les seuls parents actifs). Mais également la mise en place d’un « bonus mixité » qui fait râler parce qu’il s’agit, du fait de son mode de calcul, bien plus d’un « bonus pauvreté » incitant à l’accueil d’un public assez homogène dans les bas revenus.
On trouve également dans cette stratégie l’idée que « le contenu de la formation des 600 000 professionnels de la petite enfance est en cours de refonte pour renforcer la qualité de l’accueil en mettant l’accent, dès le plus jeune âge, sur l’apprentissage de la langue française. » Bon, on pourra s’interroger sur ce qu’il fallait améliorer du côté de l’apprentissage du français durant la petite enfance. Mais gageons que la refonte des formations ira bien plus loin du côté de l’exploration de la qualité d’accueil. Et il y a d’autres mesures encore (les crèches AVIP, etc…) .

Tout cela est ambitieux, parfois flou, parfois déconcertant mais maintenant se pose une question : qu’est-ce que cela signifie, pour les professionnels de l’accueil de la petite enfance de travailler avec les publics fragiles (pauvres, précaires, migrants) ? En effet, on incite professionnels et gestionnaires à s’engager dans cette mission, mais il ne me semble pas qu’on ait clarifié le positionnement et les ressources dont disposeront les professionnels. Les professionnels de la petite enfance sont-ils des travailleurs sociaux ? Qu’est-ce que cela implique de se positionner sur cette mission d’action contre la pauvreté en travaillant auprès des jeunes enfants et de leurs parents ?

Et d’ailleurs, en passant, a-t-on suffisamment clarifié cette notion de pauvreté ? Parle-t-on de pauvreté monétaire uniquement ? A ce compte-là, la lutte contre la pauvreté se fait par l’octroi d’une place d’accueil permettant un retour à l’emploi, l’augmentation des revenus et la sortie de la pauvreté monétaire. S’agit-il également de « pauvreté éducative », c’est-à-dire un manque de stimulations et de réponses parentales et de l’environnement face aux besoins de développement de l’enfant ? A ce compte-là, la mission de lutte est déjà plus trapue. Aujourd’hui, au sein de leur accueil, les professionnels devraient savoir offrir aux enfants un contexte stimulant, répondant etc. (Quoique cela reste à voir et il faudra creuser la question de la qualité effective des modes d’accueils actuels sous cet angle.)

Mais concernant les parents ? Comment transmet-on d’autres façons de ressentir, de faire, de répondre aux enfants ? Bien sûr, la stratégie pauvreté comprend un volet parentalité. Volet qui, en dehors d’un appel à une mise en cohérence des dispositifs de soutien à la parentalité existant, en appelle à un renforcement de la formation des professionnels de l’accueil sur la, justement, parentalité, ainsi qu’à l’effort de mener encore plus de projets avec les parents. D’accord. Mais sachant que, d’après une étude québecoise, les parents en situation de « défavorisation sociale » (notamment faible niveau de diplômes et de revenus) ont moins de pratiques de stimulation (lectures, sorties) avec leurs enfants, connaissent moins les ressources et lieux pour ce faire autour de chez eux, sont moins renseignés et demandent moins d’informations.

Comment travailler avec des populations qui ont des « carences » ou des manques et n’ont pas de demandes ? Il ne s’agit pas de dire ici que ce n’est pas souhaitable, ni réalisable. Juste de souligner que, dans la « stratégie » actuelle, passer les éclats des grands lignes jusqu’ici dessinées, on aboutit bien vite au brouillard lorsque l’on descend sur le terrain. Un brouillard qui risque de troubler des professionnels déjà bien sollicités. Qui risque de les mettre en porte à faux (Est-ce à moi de faire cela auprès de ce parent ? Cet enfant ? Ai-je le droit et la pertinence d’agir ainsi ?) Mais également un brouillard et un trouble parce que l’on n’aura pas suffisamment penser l’ensemble des temps de réflexion et réflexivité nécessaires aux professionnels pour s’engager dans cette mission.

Bref, il ne faudrait pas se laisser éblouir par l’éclat des épaulettes du général de la lutte contre la pauvreté et commencer à parcourir le « champ de bataille » pour y rencontrer parents, professionnels et enfants et trouver des repères pour cheminer ensemble vers plus d’égalité. C’est une bien belle et lyrique conclusion mais qui ne dit pas grand-chose. Je reviendrai sur ce vaste sujet.
Article rédigé par : Pierre Moisset
Publié le 22 juin 2019
Mis à jour le 14 juin 2021