Les dix raisons pour lesquelles l’école n’est pas adaptée aux tout-petits
Selon le Ministère de l’Education, tous les acteurs gravitant autour des moins de trois ans en maternelle sont dûment formés pour les accueillir. Au menu : « formations communes pluri-catégorielles; « espace national de ressources d’accompagnement du programme maternelle et de mutualisation sans précédent », ouvert sur le site Eduscol ; « Chartes pour réussir la scolarisation des enfants de moins de trois ans »...
Au-delà des belles intentions, deux points essentiels bloquent aux entournures. Primo, le déficit de formateurs connaisseurs de l’école maternelle en France. « L’Hexagone compte très peu de recherches et de publications universitaires, par rapport au Canada ou à la Belgique par exemple », précise Isabelle Racoffier, Présidente nationale de l’AGEEM (Association Générale des Enseignants des Ecoles et classes Maternelles publiques).
Des lacunes directement répercutées dans la formation des enseignants : à l’heure actuelle la spécificité de la maternelle n’est enseignée qu’en 20 heures dans les ESPE (écoles supérieures du professorat et de l’éducation). « Et dans ce module, rien sur le développement spécifique du jeune enfant, ni sur la psychopédagogie », pointe Julie Marty Pichon, co-présidente de la FNEJE (Fédération Nationale des Educateurs de Jeunes Enfants). Certes, dans une partie des départements, on trouve une formation pour les TPS. Mais elle est courte et globalement insuffisante. « Or, un accompagnement spécifique des enseignants s’impose pour les aider à percevoir, au-delà des comportements, ce qu’ils peuvent attendre des enfants et à travailler sur leurs affects et leurs émotions envers ceux-ci », estime Romain Dugravier, pédopsychiatre et co-auteur du rapport Terra Nova de mai 2017 sur les enjeux de la socialisation précoce.
2. Des groupes classes trop nombreux
« C’est en maternelle que le taux d’encadrement est le plus faible : en moyenne, plus de 25 élèves par enseignant, contre 1 pour 23 en élémentaire », relève Pascale Garnier, sociologue, professeur de sciences de l'éducation à l'université Paris 13 et directrice du laboratoire de recherche EXPERICE (Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles Education). Pour tous ces enfants, on ne compte qu’une seule adulte, la professeure des écoles, assistée ou non, selon la richesse des communes, par une Atsem (Assistante territoriale spécialisée des écoles maternelles). On est loin du standard d'encadrement des crèches (un adulte pour huit enfants). « Un enfant jeune a besoin d’interactions langagières et affectives avec un adulte : quand le groupe est trop important, ces échanges sont difficile à mener », souligne Isabelle Racoffier.
3. Une répartition souvent inappropriée avec les plus grands
Selon le Ministère, neuf enfants sur dix sont scolarisés dans des classes multi niveaux (contre huit sur dix « seulement » en zones d’éducation prioritaire). Dans la moitié des cas, c'est dans une classe bi niveau (TPS et PS) et pour 40 % des enfants, dans des classes à trois niveaux ou plus. Le plus souvent, on trouve 8 enfants de TPS avec 16 de petite section. « Du coup, ces enfants se voient imposer le rythme des plus âgés», déplore Pascale Garnier, sociologue, professeur en sciences de l’éducation à Paris 13. Et à l’échelle de l’établissement tout entier, la cohabitation avec des « grands » allant jusqu’à six ans n’a rien d’évident pour les bout de choux… Surtout dans la cour de récréation (même si de nombreuses écoles essaient de séparer les deux « récrés »). « Dans un groupe scolaire de six ou sept classes, soit au moins 150 enfants, ayant tous besoin de bouger et de crier notamment lors des temps de récréation, les tout-petits sont perdus, stressés et se mettent d’emblée en retrait ou adoptent des comportements dits agressifs », soulève Julie Marty Pichon.
4. Une logique collective qui contrarie le rythme individuel de chaque enfant
A l’école maternelle, les moins de trois ans sont placés d'emblée dans un cadre scolaire, avec l'alternance récréation - classe et cantine collective. « Or, pour un enfant de cet âge, un regroupement collectif n’a aucun sens », souligne Pascale Garnier. Un bambin si jeune n’est pas non plus capable de rester une heure et demie sur sa chaise à attendre que la récréation sonne, il a besoin de bouger et de jouer. Pas plus que de se livrer à des activités en individuel, sans interactions avec ses congénères. Même aberration pour la sieste, à horaire imposés. « L’idéal est que ces enfants déjeunent à 11h30 et aillent directement se coucher, sans attendre 13h30 et surtout sans récréation avant l’heure de la sieste, qui entraîne un état de surexcitation, au risque de manquer la phase d’endormissement », déclare Julie Marty Pichon. Et on ne réveille jamais un enfant qui dort, comme c’est encore trop souvent le cas…
5. Des classes qui ne répondent pas à la nécessité d’un aménagement spécifique
« Dans une école, la classe des moins de trois ans devrait être la plus grande, du fait de l’important besoin de bouger de cette tranche d’âge », assure Nathalie Encinas, directrice du service Petite Enfance de Courcouronnes (Essonne). Une condition rarement respectée… L’espace devrait y être spécialement aménagé. Pour leur confort, d’abord, avec un dégagement maximal du sol pour que les enfants puissent s’y asseoir, s’y allonger ou s’y déplacer à loisir. Pour leur sécurisation, ensuite. « Comme dans les crèches, il faut des meubles bas pour leur permettre de capter le regard de l’adulte et que celui-ci puisse voir tous les enfants », précise Julie Marty Pichon. Pour des raisons pratiques, enfin. « Dans l’idéal, il faut avoir un dortoir attenant à la classe, où poser les porteurs, avec la possibilité de faire des aménagements permettant de la motricité, avec des gros jeux, des vélos… », ajoute Isabelle Racoffier. Même besoin d’aménagement spécifique dans la salle de sommeil, avec des lits posés contre un mur ou un meuble (configuration plus sécurisante pour l’enfant), et non pas au milieu de la pièce, comme c’est trop souvent le cas.
6. Une logique d’acquisition scolaire inadaptée à ce stade du développement
« La maternelle française est déjà dans un système de résultats : les enfants ont un an pour parvenir à des compétences scolaires », informe Nathalie Encinas. Chaque activité étant vue comme un objectif pédagogique et non pas comme un espace de découverte libre. Un enfant qui n’arrive pas à faire seul tel exercice de motricité sera accompagné jusqu’à ce qu’il y arrive. Pas question, non plus, d’observer les autres sans rien faire. « Cette logique privilégie le temps de l’adulte, et non celui de l’enfant », regrette Nathalie Encinas. Dans le milieu « petite enfance », on est dans la posture inverse : l’enfant apprend en jouant, en testant lui-même ses propres limites et en ne sollicitant l’adulte que lorsqu’il en ressent l’envie ou le besoin. Bref, il faut partir des centres d’intérêt de l’enfant, de ses envies le jour J, et non pas d’un programme pré-établi. « Et d’ailleurs, est-ce que ça a un sens, pour un enfant de deux-trois ans, de faire quelque chose uniquement pour « faire plaisir à la maîtresse » ? », interroge Pascale Garnier.
7. Un encadrement qui ne satisfait pas le besoin de sécurité affective du jeune enfant
La continuité éducative est essentielle pour un jeune enfant. « L’enfant a besoin de se forger une sécurité affective, avec un nombre restreint de personnes, pour pouvoir expérimenter, être à l’aise dans un lieu », explique Romain Dugravier. Or, dans une classe de TPS classique, les enfants sont encadrés par d’autres personnes que l’enseignant et l’Atsem. Par comparaison, dans une classe passerelle, ils déjeunent avec leurs figures de référence, éducatrice et Atsem, et dans la classe. « Qui plus est, certaines classes de TPS comptent deux enseignants, ce qui est aberrant », estime Nathalie Encinas.
8. Un risque de tensions lié au forçage de l’acquisition accélérée de la propreté
Pour l’anecdote, en 2016, la première mouture de la plaquette de l’Education nationale visant à inciter les parents à placer leurs enfants à la maternelle dès deux ans montrait, dans une iconographie, une table à langer près du tableau noir, avec, autour, des bambins avec sucette. Une publicité retirée dès le lendemain, car il ne fallait pas qu’on voie à l’école maternelle des attributs de la crèche… De fait, nombre de parents procèdent à une acquisition « accélérée » de la propreté pour permettre à leurs enfants d’être acceptés en classe de TPS. A la clé, une pression ingérable pour le tout-petit, porteuse de stress et de risque de régression. « Bien que la circulaire de 2012 tolère, en théorie, une propreté en cours d’acquisition, trop souvent on impose que les tout-petits soient propres dès le premier jour de classe, car rien n’est prévu pour changer les enfants, observe Pascale Garnier. Une contrainte d’ailleurs liée au fait que les enfants sont mélangés : on impose les normes des petits aux tout-petits. » Les enfants ainsi « formatés » s’exposent à deux inconvénients. Primo, un manque de confort. « Dans les écoles, on les prend avec les couches quand ils ne viennent que le matin, mais on ne les change pas de la matinée, explique Julie Marty Pichon. Il y a aussi un risque de régression, avec pour corollaire des allers et retours perturbants pour l’enfant entre la maternelle et la crèche, si l’école décide de ne plus l’accepter tant qu’il n’est pas vraiment propre. »
9. Un taux de présence exigée souvent prématuré
Indispensable, comme en crèche, et normalement prévue par les textes, la période d’adaptation en TPS est encore trop rare et réduite à son minimum dans nombre d’écoles (du fait notamment de la présence de plus grands dans la classe). « Une problématique encore renforcée par le fait que seuls 15 % des enfants arrivent de crèche, pour près de 40 % qui étaient gardés par des assistantes maternelles, ajoute Pascale Garnier. L’école maternelle représente donc la première rupture, la première sortie du milieu familial pour presque la moitié des enfants. » C’est pour pallier ces obstacles que certaines écoles, comme à Courcouronnes par exemple, ont mis en place un parcours d’intégration réellement spécifique pour ces enfants. « Nous prévoyons une véritable phase d’adaptation pour l’enfant, avec un accueil uniquement le matin au moins jusqu’aux vacances de Toussaint, au terme desquelles l’enseignant fait un point avec les parents pour voir si l’enfant est prêt à rester plus longtemps dans la classe », précise Nathalie Encinas. Ce qui n’empêche pas, hélas, la pression de rester constante. « Certains inspecteurs insistent sur le fait que l’école, c’est toute la journée et pas seulement le matin, alors que ce qui compte à cet âge, c’est que les matinées se passent bien », regrette Nathalie Encinas.
10. Des parents insuffisamment et mal intégrés
A cet âge, impossible d’accueillir l’enfant sans accueillir sa famille, sous peine de le mettre en insécurité profonde, avec une scolarisation non-productive. « Cet accueil des parents doit être possible chaque journée, recommande Pascale Garnier. Il faut que les parents puissent rester dans la classe. Or c'est une difficulté fréquente à l'école. Consciemment ou inconsciemment, les enseignants mettent souvent des barrières avec les familles. » Un impératif encore accru face à des familles en difficultés sociales et/ou d’origine étrangère. Des enfants, qui plus est, qui ont, plus souvent que les autres, été gardés à la maison, et dont c’est la première séparation d’avec leur cocon familial… Et même lorsque la bonne volonté est là, l’accompagnement des familles tient souvent de la gageure. « Les enseignants ne sont pas formés au recueil de la parole du parent, qui relève plutôt de notre travail », pointe Julie Marty Pichon. C’est pourquoi la FNEJE demande la présence d’un éducateur de jeunes enfants pour 50 élèves.
Gilles Brougères * : « Une disciplinarisation forcée qui engendre de l’échec scolaire précoce »
« Le groupe observé était constitué d’un mélange d’un tiers de tout-petits (soit huit enfants) et de deux tiers de petits. Malgré un cadre très contraignant, les tout-petits se sont intégrés dans la classe, sans véritable résistance. Cependant l’adhésion est variable selon les enfants, certains d’entre eux, en particulier le fils d’une enseignante ou une des quatre filles adhérant plus facilement à ce modèle scolaire, devenant même un support pour les autres, d’autres y entrent plus difficilement, restant en retrait sans forcément comprendre ce qu’on attendait d’eux. Tous ont été confrontés à un système de disciplinarisation visant à limiter et à cadrer en permanence leurs mouvements corporels, en faisant passer le message récurrent que la classe n’est pas la cour de récréation, qu’ils doivent parfois rester sages et attendre sans bouger. Un phénomène que les enfants ont essayé de contourner à travers ce que j’ai appelé « la danse des tout-petits ». Ainsi bougent-ils au maximum le corps dès ils peuvent se déplacer, notamment derrière le dos de l’enseignant. C’est comme cela que se construit en France, dès cet âge, une logique d’échec scolaire : non pas que ces enfants soient en échec, c’est l’école qui fabrique cet échec. »
* Gilles Brougère, professeur de sciences de l’éducation à l’université Paris 13 et membre du laboratoire EXPERICE (Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles Education). Gilles Brougère est l’un des co-auteurs d’un récent ouvrage collectif réalisé sur les modes d’accueil des moins de trois ans, et notamment d’un chapitre consacré à l’observation des deux ans en section de maternelle ordinaire.»
Pascale Garnier, Gilles Brougère, Sylvie Rayna, Pablo Rupin. A deux ans, vivre dans un collectif d’enfants : crèche, école maternelle, classe passerelle, jardin maternel… Eres, 2016.