Bruits de couloirs. Par Pierre Moisset

Sociologue, consultant petite enfance

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petite fille espiègle
Lors d’une récente formation avec des responsables d’établissement petite enfance, ces derniers ont évoqué un thème récurrent lorsque l’on parle avec les professionnels de l’accueil collectif de la petite enfance : ce qui se passe dans les couloirs de la crèche, du multi-accueil de l’EAJE… Les couloirs sont, en effet, des sas, des espaces entre-deux où parents, enfants et professionnels ne savent plus trop s’ils sont sous une « juridiction » familiale ou professionnelle.

Plus clairement dit, les couloirs sont des espaces où l’on ne sait pas vraiment qui est en charge principalement de l’enfant : les professionnels qui sont sur leur lieu de travail, lieu qui relève de leur responsabilité ? Ou bien les parents, puisqu’ils sont là, en présence de leur enfant ? Ce trouble, ce flottement déborde même des couloirs pour rentrer dans les sections au moment des temps de passation. Le matin, avant que les parents ne « transmettent » clairement, explicitement l’enfant aux professionnels. Et le soir, avant que les parents ne « reprennent » physiquement et relationnellement leur enfant.

Pendant ces temps intermédiaires, de communication, les parents peuvent estimer que les professionnels sont en charge de leur enfant et de la régulation de son comportement puisqu’ils sont dans leur « territoire » professionnel. Et les professionnels peuvent estimer que ce sont les parents qui sont en charge d’une telle régulation puisqu’ils sont présents auprès de leur enfant et donc, forcément, en responsabilité de parents. Et, d’une certaine façon, parents comme professionnels ont raison de penser ce qu’ils pensent…. Mais ils s’invalident mutuellement en le pensant en même temps. Et cela donne des moments de flottement gênants où l’enfant peut s’agiter sans que personne n’intervienne, tout le monde attendant que l’autre se positionne…
  Et dans les couloirs, avant la passation ou après la restitution, on peut observer un phénomène de flou analogue. Les parents peuvent se sentir d’une part encore dans le territoire des professionnels mais aussi, et d’autre part, sous leur regard, leur observation possible. Et cela les retient d’agir parfois auprès de leur enfant, de marquer trop nettement leur impatience… Ou bien cela fait qu’ils peuvent aussi se mettre en scène pour un éventuel regard professionnel. Comme des parents patients, amusés, complices… ou bien fatigués, excédés etc… Voire qu’ils peuvent, à cette occasion, mêler les professionnels à leurs difficultés avec leur enfant et cela, en les mettant dans une position « impossible ». C’est le cas de cette responsable dont le bureau, dont la porte est toujours ouverte sur le fameux couloir en signe d’accessibilité, de disponibilité, entend parfois : « Ah si tu n’es pas sage Martine va venir te gronder ! » Or Martine n’a rien demandé. Elle ne conçoit pas d’intervenir ainsi dans les échanges entre parents et enfants et, enfin, gronder les enfants ne correspond pas du tout à la philosophie de ce lieu d’accueil et de l’équipe. Et donc, Martine sort parfois de son bureau pour préciser « Non, non je ne vais pas te gronder ! ».  
    Autre cas possible, en laissant les professionnels être témoins de leurs éventuelles difficultés, les parents les mettent face au dilemme : agir ou ne pas agir ? Et si oui, avec quelle légitimité ? Par exemple, une mère qui au quotidien demande beaucoup de conseils aux professionnels, discute beaucoup avec ces derniers de ses difficultés avec sa fille à qui elle n’arrive pas à dire non… Cette mère se retrouve un soir dans le couloir avec sa petite qui va de long en large et refuse de mettre sa veste… Et la négociation s’éternise, encore et encore… Jusqu’à ce qu’une professionnelle, bien intentionnée, vienne auprès de la mère et lui dise que, peut- être, sa fille a besoin d’être plus guidée, cadrée, qu’ils essaient, dans la journée de lui faire faire les choses de telle manière… Et la mère, piquée au vif finit par dire « Vous insinuez que je suis une mauvaise mère ? » Et la professionnelle est coincée… Qu’est ce qui s’est passé dans cette scène ? La mère a juste été prise dans sa relation à sa fille, avec ses difficultés… mais dans le couloir, à portée de vue des professionnels, dans l’établissement. Ce qui fait que les professionnels pouvaient légitimement se sentir légitimes à agir, intervenir… Mais comme ce n’est pas clair, que l’intervention a peut-être été maladroite, que la mère l’a peut-être (même si elle a été adroite) jugée hors de propos, eh bien elle peut opposer une fin de non-recevoir aux professionnels. Or, ces derniers, les professionnels, en intervenant auprès de cette mère ne sont pas uniquement en train de proposer leur aide (et ce, peut-être, de manière déplacée). Ils sont, également, en train de « défendre » leur espace professionnel face à une scène qui interroge leurs missions (aider cette enfant, cette mère), qui interroge leur lien à cet enfant (avec nous elle ne se permet pas un tel comportement, comment tolérer qu’elle l’ait sous nos yeux ?), qui interroge leurs liens avec l’ensemble des enfants (quel effet cela peut leur faire d’assister à cette scène ?). On le voit encore, tout le monde a une raison d’agir et tout autant une raison de s’offusquer de la réaction de l’autre.

Que faire alors face à ces « bruits » de couloir ? Face à ces scènes dont on ne sait que faire ? Une proposition possible serait de donner aux parents des règles du jeu claires : à partir du moment où vous êtes là, c’est vous qui êtes en charge de votre enfant, de réguler son comportement de vous en occuper pour que, éventuellement, il ne dérange pas les autres enfants et les professionnels et pour que ce temps de transition se passe bien. Mais, comme cela se passe dans l’établissement, on vous demande de le faire suivant les valeurs qui nous tiennent à cœur et avec lesquelles on travaille : pas de coercition, pas de chantage affectif etc… Cela pourrait paraître bizarre mais ça a, au moins, le mérite de la transparence et de la franchise. Et cela dit aussi que, dans le lieu d’accueil, l’ensemble des coéducateurs (parents et professionnels) s’efforcent d’agir suivant les mêmes normes. Et, ainsi, cela aurait également le mérite d’exposer clairement ces normes aux parents plutôt que de supposer, sans le dire, qu’ils devraient les respecter sans être au clair à leur propos. Dans cette option, on fait du couloir un lieu « clairement » hybride : on y demande aux parents d’être clairement en responsabilité, mais en adoptant des pratiques et des attitudes promues par l’établissement, par l’équipe, pour respecter « l’esprit du lieu » et le travail qui s’y déroule. Cette proposition est exigeante, mais possible.

 
Article rédigé par : Pierre Moisset
Publié le 11 novembre 2021
Mis à jour le 11 novembre 2021